Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 12.djvu/836

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Galiani renchérit de la sorte : « Faut-il croire[1]qu’il y ait une loi éternelle, qui ait livré les hommes aux méchans et aux imbéciles, et exclu à jamais les héros ? Si cette loi existe, il faut courber le dos et plier la tête. Si elle n’existe pas, je maudirai les parlemens, les intrigans, les cabalans et les rien-entendans, d’avoir fait ce massacre. » Buffon, sous une forme plus grave, exprime au fond la même idée : « Il semble, en vérité, que le génie ou l’incapacité, le vice ou la vertu, soient indifférens au maintien de ce monde… Si de tels maux se font sous un bon Roi, que peut-on espérer des autres[2] ? »

Tel est le ton des philosophes. Parmi beaucoup de grands seigneurs et de dames haut titrées, le chagrin est pareil et la protestation semblable. Pendant toute la semaine qui suivit l’événement, le chemin qui menait de Paris à Saint-Ouen, où s’était retiré Necker, fut, du matin au soir, « sillonné de carrosses. » Parmi les visiteurs, l’archevêque de Paris, les ducs d’Orléans et de Chartres, le prince de Condé, le maréchal de Richelieu, les ducs de Luxembourg, de Noailles, de Choiseul, deux ministres en exercice, MM. de Castries et de Ségur.

Quant aux lettres de sympathie et de condoléance, elles sont réellement innombrables. Mme Necker, en les classant, aura le droit d’écrire : « L’effet produit par la retraite de M. Necker fut si extraordinaire, qu’il nous étonna nous-mêmes ! » La plupart de ces témoignages furent détruits, ajoute-t-elle, dans les premières semaines, l’ourlant ce qui subsiste encore aux archives de Coppet remplirait tout un gros volume. Les femmes notamment se distinguent par leur ardeur et leur sincérité d’accent. C’est la duchesse de Rohan, née d’Uzès, écrivant à Mme Necker qu’elle « s’affligeait comme citoyenne, » et c’est la marquise de Créqui s’écriant avec désespoir : « En prévoyant le très prochain avenir, je dis : O Aristide, comme vous nous auriez donné du secours ! Et je pleure seule et sans témoin. » Il faut encore noter, en raison de sa signataire, le billet ci-après de Madame Louise de France, la propre tante du Roi, qui s’adresse à l’ex-directeur, de son monastère de Saint-Denis : « Votre retraite, monsieur, me désole, ainsi que tout le monde. N’avez-vous pas quelque regret de laisser imparfait un si bel ouvrage, si bien commencé ? Mais ce que vous n’avez pas

  1. Lettre à Mme d’Epinay, 9 juin 1781.
  2. Lettre à Mme ecker, du 27 mai 1781, — Archives de Coppet.