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cesser de mal faire, lorsqu’on s’aperçoit qu’on est dans l’erreur. » — « Triste et vaine folie, amour de la douleur, c’est vous qui possédez ceux qui aiment trop la vie. Hélas ! regarder les années écoulées, n’est-ce pas repaître ses yeux des maux qu’on a éprouvés ; s’occuper de l’avenir, n’est-ce pas chercher à deviner les malheurs qui nous menacent ! » — « Hélas ! dans le cours orageux de notre triste vie, courbés comme nous le sommes sous le fardeau des peines qu’amène chaque jour, où trouver la force de le supporter si le bonheur des personnes qu’on aime ne venait nous distraire de nous-mêmes ! » — « Qui n’a pas connu le tourment d’habiter pendant l’absence de ce qu’on aime la maison où l’on fut longtemps heureux ? Chaque mouvement vous retrace un souvenir ; il semble qu’on foule aux pieds, qu’on écrase le bonheur dont naguère on jouissait à cette même place. » Ce dernier trait me parait tout simplement admirable : nous en rencontrerons quelques autres encore.

Voici d’ailleurs, réduite à sa plus simple expression, la donnée étrangement romanesque du roman.

Le marquis Alvare della Guida, descendant d’une des plus nobles familles d’Espagne, philosophe, humanitaire, épris du bien public, — une sorte de Pombal, — fait un voyage d’études et d’affaires diplomatiques en Angleterre. Il devient l’hôte d’une famille où vit une charmante orpheline, Louise Trevor. Les deux jeunes gens s’éprennent passionnément l’un de l’autre, et l’on s’étonne autour d’eux qu’Alvare ne demande pas Louise en mariage, quand, enfin, poussé dans ses derniers retranchemens, il avoue qu’il est marié[1]. Stupéfaction et indignation générales. Louise pardonne cependant, et si bien, que, lorsque Alvare la quitte, ils se jurent l’un à l’autre une amitié éternelle. Quelques années après, Alvare reparaît : sa femme est morte ; il peut donc épouser Louise sans scrupule, et il l’emmène à Madrid où les services éminens qu’il a rendus achèvent de lui concilier la haute faveur du Roi, qui le nomme son premier ministre. Mais le grand bonheur dont jouit Alvare est visiblement troublé par un secret qui lui pèse. Un jour enfin, il prend le parti de délivrer son âme. En présence du Roi et des députés des provinces, il déclare qu’il n’est pas marquis della Cuida ; il n’est qu’un

  1. C’est la situation de Chateaubriand à Bungay, chez le révérend M. Ives. Aimée de Coigny aurait-elle eu connaissance de cet épisode de la vie de René, avant la publication des Mémoires d’Outre-Tombe ?