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Il posa quelques touches ; elles lui parurent mauvaises ; contre son habitude, il gratta et recommença.

« Et pourtant, se disait-il encore, je suis heureux ; je suis souverainement heureux. J’aime Marcelle. Oh ! que je l’aime ! Rien ne ressemble à l’amour. Une heure d’amour vaut toute la vie. Jamais je n’ai connu pareil bonheur. Tous mes succès ? Quelle misère auprès de ce que je sens quand elle me noue au cou ses bras si délicats ! Qu’ils sont fins et jolis, ses bras nus ! et son épaule de petite fille, quelle fragilité, quelle grâce ! »

Il rêvait à elle. Il s’assit sur le degré de l’échelle. Une heure passa. Il avait revécu sa matinée d’amour, et devant lui son tableau s’étendait tout blanc, avec ses linéamens noirs et quelques taches roses, grotesques, sur la joue d’un enfant.

Alors, une telle honte le saisit à constater cette chute morale, que, pris d’une colère effroyable, il lança sa palette à terre. Elle se fendit en morceaux ; il la vit brisée, avec les couleurs mêlées et étalées sur le plancher, et il se sentit perdu, sans espoir possible de relèvement, comme si cette compagne fidèle de sa vie artistique eut été son propre symbole.

La nuit, une nuit tardive de juillet, gagna lentement le grand atelier que la lune ensuite vint éclairer. Houchemagne n’avait même pas répondu a l’appel de ses domestiques qui le sollicitaient pour le repas du soir. Le temps passa. De nouveau des pas retentirent dans l’escalier ; il eut un sursaut d’impatience contre l’importunité de ses gens ; mais la porte s’ouvrit, et il aperçut une longue robe noire, un voile de crêpe sous lequel luisaient des cheveux d’or lumineux.

— Jeanne ! cria-t-il, c’est toi !

— Oui, c’est moi, murmura-t-elle en relevant son voile ; oui, c’est moi.

Et sa divine beauté rayonna de nouveau dans l’atelier. Elle essayait de sourire à Nicolas. Elle était oppressée d’être montée trop vite ; on sentait que, pour venir à lui plus tôt, elle avait excédé ses forces. Elle s’approcha, lui tendit ses lèvres, lui tendit ses bras, et c’étaient des gestes sacrés d’une adoration déjà ancienne, une adoration d’épouse que huit années de pensée commune, de dévouement, de soins, de maternelle tendresse rendaient augustes. Nicolas, dans son désespoir, le comprit : c’était la plus noble partie de lui-même qui lui revenait ce soir. Ils s’embrassèrent longuement. Toutes les paroles de Jeanne