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mauvais stratégiste lorsqu’il était seulement mandataire obéissant.

D’ailleurs, la désobéissance était impossible ; Gonzague était flanqué de deux provéditeurs, sortes de commissaires généraux de la République, à la fois intendans et trésoriers-payeurs, mais surtout espions, qui surveillaient de fort près ses moindres mouvemens et en rendaient compte à la Seigneurie : Luca Pisani et Marco Trévisan. C’est à eux que le sieur d’Argenton (Philippe de Commynes), qui les connaissait personnellement, adressait les ouvertures du roi de France, passant ainsi par-dessus la tête de Gonzague et touchant les cordes qu’il fallait pour les émouvoir. Mais il était bien tard pour traiter. L’épée de l’Italie était tirée : ne pas s’en servir eût été une honte. Si Venise n’avait pas dit qu’on exterminât les Français, elle n’avait pas dit non plus qu’on les laissât passer. Et l’occasion était unique d’en purger la péninsule. « Les ennemis, écrit Gonzague à Isabelle d’Este, le 3 juillet, sont dans un lieu distant d’ici d’environ huit milles, où ils doivent être, pensons-nous, en grand défaut de vivres, car ce sont, là, lieux très stériles et qu’ils ont eux-mêmes mis au pillage et abîmés. S’ils veulent venir là où nous sommes, fussent-ils trois fois plus nombreux, ils ne pourront venir sans le plus manifeste danger et sans courir à leur ruine ; le retour en arrière leur est dangereux et à grande honte et les autres chemins sont difficiles et quant à rester, là, sans bouger, nous ne croyons pas qu’ils le puissent longtemps…  » En un mot, le Roi était « échec et mat.  »


II

Il eût dû se déclarer tel, en effet, s’il eût été un roi de buis tourné ou d’ébène et si le jeu de la guerre ressemblait, en tout, au noble jeu d’échecs. Mais il n’y songea même pas. Le 6 juillet, au matin, qui était un lundi, après une nuit d’éclairs et de tonnerres tels qu’il semblât, dit un témoin, « que le ciel et la terre fendissent,  » Gonzague vit les Français se mettre en mouvement, quitter leur camp de Fornovo et, au lieu de venir à lui, le forcer dans les retranchemens qu’il avait édifiés à Giarola, passer le torrent du Taro, par le gué de Bernini et défiler tranquillement de l’autre côté de la rivière. Ils passaient avec lenteur et majesté, enseignes déployées, comme gens qui processionnent. Au-dessus des hautes herbes bordant