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Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 7.djvu/248

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constitue, au sens ancien du mot, la marche de Provence. Aller du Puy jusqu’à Vals, Aubenas, Bagnols, la patrie de Rivarol, Roquemaure, enfin Avignon, par Le Monastier, Le Béage, le lac dTssarlès, Saint-Aignan et Montpezat, c’est descendre du Nord au Midi, de la plus rude nature et de la plus âpre, à la plus caressante, à la plus douce. Il semble que l’âme cévenole ait reçu l’empreinte de l’un et de l’autre climat, qu’elle soit septentrionale et méridionale, qu’elle unisse, au sérieux du Nord, toute l’ardeur du Sud, que la réflexion et l’enthousiasme, la volonté froide et la passion s’y mélangent dans un amalgame dont le talent de Vogüé nous prouve combien le métal peut en être rare et précieux. Cette philosophie et ce lyrisme, cette phrase tour à tour si précise dans l’abstrait et soudain si colorée, si éclatante, cette pensée où l’idée et l’image coexistent sans cesse, si raisonneuse et si exaltée, si ramassée et si intuitive, qu’est-ce autre chose que l’imprégnation séculaire de ce sol au double versant ? Eugène-Melchior le savait mieux que personne qu’il devait, à nos Cévennes, la saveur profonde, je dirais, si la métaphore n’était pas vulgaire, le bouquet de son génie. Et pourquoi non ? Lui-même, avec cette familiarité dans l’éloquence qui fut un de ses dons, n’a-t-il pas, au cours d’une page merveilleuse sur les gens du Vivarais, évoqué le souvenir d’un Pagel[1] endormi dans une grange, au pied du Gerbier des Joncs, contre une barrique de vin d’Aubenas. « Sa femme, » continue-t-il, « me dit qu’elle avait dix enfans, sans compter ceux qui reposent dans le bon Dieu… Comme ce ruisselet qui sera la Loire, le grand fleuve d’apostolat et de dévouement a ses principales sources sur ces plateaux d’où il se répand sur le monde ! Sources ténébreuses, misérables ! Ici, à regarder les choses sans faux idéalisme, le fleuve sacré sort de cette barrique de vin d’Aubenas. Une opération mystérieuse va l’épurer, faire des forces nobles avec ces résultantes d’instincts brutaux : travail perpétuel de l’esprit qui agit dans la nature et dans l’histoire… »

A la visible joie que l’écrivain au nom aristocratique éprouve et traduit devant de tout humbles tableaux, comme celui-là, d’existences locales, vous reconnaissez la trace laissée dans la sensibilité de l’homme fait par les souvenirs de l’enfance. Ce

  1. C’est le nom local des montagnards. — Notes sur le Bas-Vivarais.