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Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 7.djvu/264

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d’une bonne foi absolue dans ce qu’ils croyaient être la limitation de leur tâche, leur prise a été plus forte sur des esprits qui se seraient cabrés, s’ils avaient deviné où ces maîtres les menaient. Que railleur du Roman Russe eût attaqué l’intellectualisme au nom de la tradition, il n’eût pas conquis les innombrables pensées qu’atteignait sa propagande de sympathie, d’humanité, d’enrichissement moral, par la recherche « des dessous, de l’en lourde la vie, » — c’est une de ses formules, — son sens du mystère et des sources cachées. Il y a dans l’Evangile de saint Jean, celui qu’on lit à la fin de toutes les messes, un texte qui devient bien remarquable, si l’on déplace un peu la ponctuation : « Quart factum est in ipso vita erat. Tout ce qui a été créé était déjà une vie en Dieu. » Vogüé avait au plus haut degré et il communiquait à ses lecteurs la vision d’un élément vital, arrière-fond et support de tout phénomène, et qu’il faut sentir pour comprendre ce phénomène. Qu’il s’agisse d’une œuvre d’imagination comme celle de Gogol ou de Tolstoï, d’une cité comme Rome, Paris ou Jérusalem, d’une personnalité historique comme celle de l’empereur Guillaume, philosophique comme Taine, militaire comme Galliffet, d’une inauguration de chemin de fer comme à Samarcande, en 1888, ou d’une revue navale comme à Spilhead, en 1897, il le dégage, cet élément vital. Il donne à l’accident local de quelques heures sa signification éternelle et universelle. Il a été un de ceux qui ont réappris à une génération épuisée, desséchée d’analyse, la valeur de l’intuition. Cet enseignement seul le classerait au premier rang des Maîtres de l’heure, pour emprunter une expression juste à l’un de ses meilleurs portraitistes, M. Victor Giraud.

Il ne nous a pas légué seulement une influence. Prosateur aussi réfléchi qu’il était brillant, il a renouvelé deux (ormes d’art, ou, si le terme paraît exagéré, il a marqué fortement, de sa personnalité, les deux genres auxquels il s’est appliqué : l’Essai et le Roman. L’Essai, d’abord. Car l’Essai est bien un genre. Il est, au grand livre d’histoire ou de critique, ce que la nouvelle est au roman, et à l’article de journal, ce que la nouvelle est au conte. Le définir n’est pas très aisé. C’est un morceau de moyenne longueur qui constitue un tout, le résumé des impressions et des idées d’un esprit sur un objet qu’il ne connaît pas assez pour l’épuiser, dont il a