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vanités ombrageuses qu’avait naguère froissées la brusque honnêteté de Turgot. Pour ces raisons diverses, l’avènement de Clugny fut accueilli à la cour de Versailles avec une réserve méfiante, dans le public bourgeois avec une stupeur révoltée[1].

Louis XVI lui-même fut prompt à reconnaître son erreur. Quinze jours après l’entrée de Clugny aux affaires : « Je crois que nous nous sommes encore trompés ! » disait-il avec un soupir. Comme il était malhabile à dissimuler, cette inquiétude se traduisait par une froideur à l’égard du nouveau ministre, une antipathie silencieuse, dont le contrôleur général se plaignait à Maurepas. « Faites-nous du beau et du bon, répondait ce dernier avec une bonhomie railleuse, et le Roi reviendra de ses préventions. » A quoi Clugny répliquait cyniquement : « Ma foi, je crois que le plus habile ne saurait comment s’y prendre ; mais, puisqu’il faut faire parler de soi, je puis toujours culbuter d’un côté ce que M. Turgot a culbuté de l’autre[2]. »

La politique de réaction cachée sous cette boutade, c’était justement celle que désirait le Parlement, c’était celle dont Nicolay, président de la Cour des comptes, réclamait le retour, tout en enveloppant sa pensée dans la vague phraséologie de la rhétorique officielle, quand, lors de la prestation du serment, il accueillait Clugny par ces mots significatifs : « Monsieur, le Roi vous élève au ministère des Finances pour le bonheur de ses peuples. On vous propose pour modèles et pour guides les ministres habiles et sages qui, toujours amis de la propriété, de l’ordre et de l’état des personnes, n’eurent jamais d’ambition que d’être utiles. Ils firent le bien sans faste, sans étonner par des

  1. Le public parisien, mal instruit des intrigues qui avaient entraîné la nomination de Clugny, s’en prenait à Maurepas de ce choix singulier, comme en témoigne ce passage du Journal de Hardy : « On ne pouvait pardonner au comte de Maurepas d’avoir abusé de la confiance de son Roi, au point d’oser lui désigner pour deux places de la dernière importance deux hommes si peu propres à les remplir, en la personne du sieur de Clugny et du sieur Amelot. Etait-il concevable qu’un ministre de soixante-quinze ans, appelé auprès d’un monarque de vingt ans, sans aucun vice et rempli de bonne volonté, loin de chercher à contribuer à la gloire de son jeune maître et au bonheur des peuples, pût s’oublier jusqu’à ne s’occuper que des intrigues de Cour, tandis qu’il traitait les affaires les plus sérieuses avec une coupable légèreté ? Et pouvait-on s’étonner d’entendre dire qu’à Versailles le cri général était que le dit comte de Maurepas radotait et qu’avant six semaines il serait invité à se retirer de la Cour et remplacé peut-être par le duc de Choiseul ? » — Jeudi 6 juin 1776.
  2. Lettre de l’abbé Barthélémy à la duchesse de Choiseul, du 12 juin 1776. — Correspondance secrète de Métra.