terre, avec chacun 2 000 écus d’appointemens. Je ne doute pas que la demoiselle de Lespinasse ait quelque paraguante. » Le paraguante de Mlle de Lespinasse, — heureux temps où il n’y avait pas de mot français pour dire pot-de-vin ! — fut l’entrée de Guibert à l’état-major de la Guerre. Pour Condorcet, apparemment le poste que lui destinait l’ironie de Mme du Deffand était déjà distribué : il eut la place d’Inspecteur des monnaies, qui comportait cinq mille francs d’appointemens.
Ce même jour, il coula bien des pleurs dans le phalanstère de la rue Louis-le-Grand. L’hôte principal, le membre le plus important de la petite colonie, allait la quitter. Un très beau logement était attaché à la place que Condorcet venait d’obtenir C’était un avantage des plus appréciables, et le nouvel Inspecteur ne songea pas un instant qu’il y pût renoncer. Mais vous connaissez la sensibilité de Mme Suard : comment pourrait-elle supporter un tel coup ? Elle déclara que la séparation était au-dessus de ses forces, et que, si elle devait cesser d’habiter sous le même toit que le cher philosophe, elle ne ferait plus que languir. Devant un tel désespoir, Condorcet s’effraya ; et ses craintes lui suggérant le seul moyen qu’il y eût de concilier les devoirs de sa fonction avec ceux de son amitié, il fit une proposition : que les Suard vinssent partager son installation à la Monnaie.
Mme Suard fut très embarrassée. Un combat se livra en elle dont elle nous confie ingénument le secret : « C’était pour moi un véritable malheur que de cesser de vivre avec Condorcet sous le même toit… Mais c’en était un autre, que je n’envisageais pas tranquillement, que d’abandonner toute ma société pour aller vivre au-delà des ponts. » Elle tenait à ses relations, partant à son quartier : dans le Paris d’autrefois, un même quartier groupait les gens d’un même monde. De la rue Louis-le-Grand, Mme Suard était, en quelques minutes, rue de Cléry où habitaient les Necker, ses bienfaiteurs, rue Saint-Honoré où Mme Geoffrin avait son royaume, rue d’Argenteuil chez les Saurin dont elle faisait sa plus habituelle société, place Vendôme chez l’abbé Morellet, rue Royale chez les Grouchy, rue Gaillon chez le conseiller Fréteau, rue des Capucines chez Mme de Meulan, etc. Tout ce monde, à son tour, lui rendait visite. Elle avait un salon : pouvait-elle décemment le tenir chez Condorcet ? La raison l’emporta sur le sentiment. Elle lui fournit même une excuse spécieuse pour colorer son refus : « Votre amitié n’est