impressions. La descente du Rhône lui laisse, comme souvenir, celui d’une extinction de voix. A Avignon, elle va voir les remparts et en pense, cent ans d’avance, ce qu’en pensera M. Pourquerol de Boisserin. La fontaine de Vaucluse, consacrée par les poètes et par les amans, la trouve plus indulgente. A Marseille, elle fait rencontre de trois assassins, et, faute de pouvoir se réfugier dans le sein de M. Suard, elle se jette dans celui d’un jeune M. de Fléchier, neveu du fameux évêque. A Aix, elle voit un portrait de Mme Sévigné et s’étonne qu’une femme ait pu concilier tant d’embonpoint avec tant de sensibilité. Enfin elle touche au terme de son voyage et de ses désirs : elle voit le dieu ! Elle connut alors les ravissemens de l’extase. C’est elle qui nous le dit : ses transports surpassèrent ceux de sainte Thérèse. Du moins, elle se l’imagina, et c’est ce qui donne au récit qui va suivre son accent, sa valeur et sa signification.
Quand arriva Mme Suard, Voltaire était à la promenade : on l’alla prévenir. « Il parut bientôt, en s’écriant : Où est-elle cette dame, où est-elle ? C’est une âme que je viens chercher. » Et comme je m’avançai : « . On m’écrit, Madame, que vous êtes toute âme. — Cette âme, monsieur, est toute remplie de vous et soupirait depuis longtemps après le bonheur de s’approcher de la vôtre. » Une âme ! L’expression était de Condorcet : elle nous jette d’emblée en pleine atmosphère de mysticité. Mme Suard avait toujours eu l’élocution facile, et l’émotion, au lieu de tarir les sources du langage, produisait chez elle l’effet justement contraire. Elle accabla Voltaire de complimens. Lui, de temps en temps, essayait de l’interrompre d’un : « Vous me gâtez. Vous voulez me tourner la tête. » Mais il fallait laisser passer le flot. Cette première visite s’acheva par une promenade où les quatre-vingt-un ans du vieillard se trouvèrent plus alertes que les trente printemps de sa compagne. Fut-ce la fatigue inusitée de cette promenade, la griserie du grand air, l’énervement du voyage ou le trop de l’émotion ? De la nuit, Amélie Suard ne put dormir.
Elle revint, le lendemain ; elle trouva Voltaire au coin de son feu, l’air abattu : il avait une indigestion de fraises. Tant d’enthousiasme et un déplacement si considérable valaient bien une invitation : Mme Suard fut priée de passer deux jours à Ferney. Elle remercia comme elle savait remercier. Ce fut, de nouveau, le dialogue de la flagornerie et de la galanterie.