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arrive chez Dupaty, se concerte avec lui, publie, pour lui venir en aide, ses Réflexions d’un citoyen non gradué sur un procès très connu. Ainsi la grâce des roués de Chaumont fut un peu son œuvre. Un bienfait oblige. Il prit à son service un de ces innocens. Ce fut un désastre dans son intérieur. Il ne faut pas mêler les questions… Au cours de ses visites chez Dupaty Condorcet avait rencontré la nièce du Président, la belle Sophie de Grouchy. Il revint un peu plus souvent et s’attarda un peu plus longuement que ne l’exigeait l’intérêt des trois honnêtes cambrioleurs. Le souci de la justice et de la vérité l’avait amené : l’amour le retint.

De son côté, Mme Suard était en relations, déjà anciennes et très affectueuses, avec les Grouchy. Nous en avons pour preuve un aimable billet à elle adressé par Sophie. Il s’agissait de la garder à Villette où elle était en visite avec Garat. « Nous voulons vous enlever Mme Suard jusqu’à lundi, monsieur, écrivait Sophie de Grouchy à M. Suard. C’est un complot formé, et il est absolument nécessaire que vous y entriez, si vous voulez que papa, maman et toute la société vous pardonne de n’en être pas aussi l’objet. Mon oncle Dupaty part lundi. Ainsi vous voyez bien que rien ne pourra empêcher Mme Suard d’obtenir des chevaux ce jour-là pour partir d’ici. Pardonnez-nous de la garder. Elle se porte à merveille, elle se plaît avec nous, et cela est au moins réciproque. M. Garât trouve ce vallon digne de quelques momens de ses vacances ; un peu de soleil et beaucoup d’amitié ne nous donnent-ils pas quelques droits, monsieur, de vous garder ainsi ce que vous chérissez davantage ? » La lettre est datée du 4 octobre 1786. Nous sommes à la veille du drame intime qui va déchirer le cœur de la sensible Amélie.

Bien des signes auraient dû lui donner l’éveil, et d’abord les fréquentes visites de Condorcet chez Dupaty. Mais elle savait Dupaty en procès avec le Parlement pour la cause des trois roués ; elle voyait, nous dit-elle, Condorcet écrire sans cesse des morceaux contre le réquisitoire de Séguier et le Parlement : n’était-ce pas une explication suffisante ? D’ailleurs, comment l’idée lui serait-elle venue que son ami songeât à se marier ? Elle ne cessait de l’entendre répéter qu’il était trop vieux, ayant quarante-deux ans, l’âge d’Arnolphe, et d’ailleurs à jamais guéri de la passion par une première expérience. Cela l’arrangeait trop bien pour qu’elle songeât à en douter.