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les éducateurs qui, en voulant l’expliquer, n’en détruisent pas consciemment ou inconsciemment le principe. La Rochefoucault, par exemple, pouvait être un homme fort désintéressé, mais la doctrine de La Rochefoucauld explique le désintéressement de façon à en détruire l’idée et, par la force de l’idée, à en détruire la pratique chez ceux que cette doctrine aurait pleinement convaincus. Vous voyez d’ici l’effet que produirait sur la jeunesse un catéchisme selon La Rochefoucauld, où toute moralité se résoudrait en égoïsme et toute vertu en vice. L’idée d’intérêt est précisément ce qui divise les hommes, malgré les rapprochemens qu’elle peut produire lorsqu’il y a convergence d’intérêts sur certains points.

— Croyez-vous donc, demande M. Belot, que nous ne soyons pas capables d’aimer ou de respecter la société humaine pour elle-même, sans appel à la divinité, à la raison, etc. ? Le croire, c’est une illusion analogue à celle des Hindous : « Qui soutient la terre ? C’est l’éléphant. Si vous retirez l’éléphant, la terre va s’effondrer. » — Pour notre part, nous sommes loin de prétendre que l’homme, que l’enfant même soit incapable de respecter et d’aimer la société pour elle-même ? Seulement, il faut des raisons, à qui réfléchit, pour motiver ce respect et cet amour, pour le commander ou pour le persuader. Nous doutons que les doctrines purement utilitaires trouvent ces raisons dans la société comme telle, sans les chercher avant tout dans la personne humaine. C’est alors que nous demanderons à notre tour : « Qui soutient la terre et la société ? Pourquoi voulez-vous que j’aime et respecte la société humaine si elle n’est qu’un ensemble de pauvres animaux souffrans tout préoccupés de vivre, en lutte ou en concours pour l’existence, en lutte ou en concours pour l’intérêt ? La société vaut ce que valent les personnes qui la composent ; si donc vous ne « divinisez » pas la société (et M. Belot s’y refuse avec raison), il faut d’abord montrer en moi, en vous, en tous, ce qui rend la personne humaine respectable et aimable, pour que je puisse ensuite transporter à la société mon respect et mon amour. Je ne demande pas un « éléphant » pour soutenir la société, mais je demande des consciences individuelles qui aient en elles-mêmes une valeur autre que celle qui résulte des besoins sociaux. Réclamer un appui psychologique de la morale, ce n’est pas réclamer un appui mythologique. On ne saurait donc nous prêter l’illusion de ceux qui