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Je voudrais bien le ressaisir, tel qu’il était alors, à la veille de son premier recueil de vers et de ses premiers articles, dans la fine complexité de son talent naissant et de sa nature morale. Il avait vingt-six ans. Il avait traversé déjà ou entrevu bien des milieux, s’était prêté à tous, ne s’était donné à aucun. Il avait été normalien, — car « on n’est point parfait, » — et il s’était senti si libre dans la vieille maison de la rue d’Ulm, qu’il osa écrire un jour de « l’esprit normalien » qu’« il n’y en a pas ; » il s’y était affiné, développé, non déformé. « Leur demi-réclusion, a-t-il écrit, songeant évidemment à lui-même, leur demi-réclusion fait aux normaliens un œil plus aiguisé, un esprit plus prompt à observer et plus pressé de faire son butin d’expériences. » Ses expériences à lui, — quoique ses vers nous en fassent pressentir quelques autres, — me paraissent avoir été surtout d’ordre intellectuel. Il a beaucoup lu, sans grande méthode peut-être, au gré de sa fantaisie, en dilettante, ce semble, beaucoup plus qu’en professionnel. Il connaît les anciens assurément, et son fonds de culture classique est aussi solide que varié, mais ce sont surtout les modernes, et les modernes français, qui l’ont attiré. Et il a, comme tout le monde, subi assez fortement quelques influences. Il a dû passer, comme presque tous les jeunes gens, par une période de fougueux romantisme. « J’ai adoré Corneille, nous avoue-t-il, et j’ai, peu s’en faut, méprisé Racine… Les transports où me jetaient les vers de Musset, voilà que je ne les retrouve plus. J’ai vécu les oreilles et les yeux pleins de la sonnerie et de la féerie de Victor Hugo… » Ces « transports, » ces « adorations » sont maintenant passés. Le goût inné des « coteaux modérés » l’a emporté sur celui des « monstres divins, » le culte d’un art plus subtil, plus raffiné, plus conscient sur l’admiration pour la « spontanéité grossière » des génies abondans et tumultueux : Sully Prudhomme a remplacé Victor Hugo. Taine, « ce frère abstrait de Hugo, » comme l’a si bien appelé E.-M. de Vogué, a été plus admiré que profondément goûté et adopté. « J’admire beaucoup Taine, écrivait un jour M. Lemaître, mais je ne démêle pas bien quelle influence il a pu exercer sur moi. Évidemment, j’ai senti, bien davantage, celle de Sainte-Beuve, de Renan et peut-être d’Anatole France. » Retenons ce précieux aveu. La sensibilité morbide de Joseph Delorme, sa curiosité, sa subtilité pénétrante, sa souple intelligence critique, et tout