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enfin, concevant trop bien toutes les « possibilités, » toutes les contingences de la destinée humaine, éprouve quelque peine à choisir parmi elles la seule qui convienne parfaitement, en même temps qu’à la vraisemblance générale, à la rectitude de son dessein. Il se peut que, du point de vue de la technique de Scribe, ces hésitations, ces innovations, ces scrupules, passent pour un réel défaut. Mais qui ne voit que ce défaut puisse aussi s’appeler d’un autre nom, s’il n’est que la rançon d’une plus grande somme de vérité morale introduite au théâtre, d’une peinture plus fidèle de la vie telle qu’elle est ?

À ce résultat vient heureusement concourir la qualité de la langue la plus savoureuse, la plus naturelle, la plus drue qui se parle aujourd’hui. Le style, — hélas ! — n’est point nécessaire pour faire une bonne, même une excellente pièce ; mais enfin, si la pièce est bonne par ailleurs, un peu de style ne lui nuit pas non plus, et nous avons chez nous de très grands écrivains de théâtre qui sont aussi de très grands écrivains tout simplement. M. Jules Lemaître est de cette famille. Son style ne le quitte pas à la porte du Vaudeville : il voudrait d’ailleurs mal écrire que je crois bien qu’il ne le pourrait pas. Son style dramatique a, parmi toutes ses qualités coutumières, cette qualité extrêmement rare, — de grands dramaturges, Dumas fils, Augier même ne l’ont pas eue, — de s’adapter sans effort aux différens personnages qu’il met en scène, de se diversifier suivant leur caractère, leur tempérament, leur sexe et leur éducation : de telle sorte qu’on a véritablement l’illusion d’être en présence de véritables personnes morales, non pas de fantoches anonymes auxquels un même écrivain souffle les propos uniformes qu’ils doivent tenir. Et ce n’est peut-être pas le moindre sortilège de ce style extraordinairement souple et vivant de se transformer dans son accent, dans son mouvement, presque dans sa substance même, — je veux dire dans la nature des vocables qu’il emploie, — pour mieux exprimer la diversité des âmes qu’il nous met sous les yeux. Chez M. Jules Lemaître, Pierre Rousseau ne parle pas comme Hélène, ni celle-ci comme Mme de Voves, ni Leveau comme Mme de Grèges, ni Chambray comme Yoyo. Autant de personnages, autant de langues. Et je ne sais s’il en a coûté à l’auteur d’ » attraper » cette diversité verbale ; mais le fait est qu’il n’y paraît guère.

À cette variété de style et de ton correspond une grande