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d’aujourd’hui, et qui, en même temps, appartienne si bien à l’humanité de tous les temps, que nos contemporains comme nos petits-neveux puissent également s’y reconnaître, et crier à la parfaite ressemblance. L’auteur du Pardon s’est fort bien acquitté de cette tâche. Rien de plus moderne que son théâtre : Hélène Rousseau, sa « révoltée, » n’aurait pas pu vivre, il y a un demi-siècle ; le député Leveau n’est pas contemporain de M. Poirier ; et nous ne voyons pas non plus Jacques de Tièvre dans le théâtre de Marivaux. Mais si tous ces héros sont bien des âmes d’à présent, comme ils relèvent bien tous de l’humanité générale, dont les passions ne changent point, ni les souffrances ! Hélène Rousseau, c’est l’éternelle « incomprise, » joli bibelot de plaisir et de luxe, incapable de comprendre la passion profonde, le sérieux de la vie, la gravité des devoirs qu’entraîne l’acceptation du dévouement d’autrui. Et son mari, le malheureux Pierre, c’est l’éternel timide, — le Chazel de Crime d’amour, — celui qui n’ose pas montrer toutes les richesses de son âme, et qu’on rebute, et qui souffre d’aimer et de n’être point aimé. Leveau, c’est bien le politicien peu scrupuleux d’aujourd’hui : mais c’est aussi le plébéien de toujours qui ne se croira « arrivé » que de l’heure où il sera accepté du noble faubourg. Et Jacques de Tièvre, c’est le voluptueux blasé de tous les siècles, comme il en a pu vivre au temps d’Alcibiade, à qui toute sa vie antérieure rend impossible l’acte de charité sentimentale qu’il a osé concevoir. Et il en est ainsi de tous les personnages de M. Lemaître ; ils sont vrais d’une vérité générale et de cette vérité particulière qui fait que nous croyons les avoir coudoyés cent fois dans la vie de tous les jours.

Ce qui donne à cette vérité tout son prix, et comme sa marque d’originalité propre, c’est qu’elle dissimule l’âpreté sous la grâce et la hardiesse sous l’ironie souriante. M. Jules Lemaître est un moraliste sans illusion. Il jette sur la vie, sur les âmes un regard aigu, perçant, presque cruel à force de lucidité profonde. La scène du Pardon où Georges, réconcilié avec Suzanne, et obsédé de certaines images, finit par harceler, par accabler sa malheureuse femme de ces questions qui les salissent tous deux, est à mettre à côté de celles où, depuis Othello, la jalousie u été peinte sous les plus énergiques couleurs. Et que d’autres traits d’un réalisme aussi saisissant ou pourrait cueillir dans Révoltée, dans Mariage blanc, dans l’Age