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Ce rêve dont on les leurre, (les malheureux) est d’ailleurs tout matériel au fond et tout terrestre. Il s’agit de jouir de la terre, et d’en jouir le plus possible, moyennant un minimum d’effort et de travail pour chacun. Mais il s’agit aussi d’en jouir tous ensemble également et sans que le fort prenne la part du faible. Cela suppose une charité, une tempérance, un empire sur soi, des vertus enfin qui, jusqu’à présent, n’ont jamais eu de meilleur support que les croyances religieuses. Bref, l’accomplissement de ce rêve païen exigerait des vertus chrétiennes, des vertus dont l’essence est précisément de le répudier...


Et enfin, il y a dans les Rois un accent d’humanité, qui est très frappant, et qui mériterait de nous arrêter longuement, si nous ne retrouvions le même trait dans les quatre volumes de Contes, auxquels il nous faut en venir maintenant.


Qu’il a bien fait de ressusciter cette vieille forme du conte, du dialogue, du drame philosophique, si fort en honneur au siècle dernier, et comme cette forme convient à son esprit ! Nulle ne se prête mieux à l’expression complète et nuancée de nos idées sur la vie, sur le monde et l’histoire. Elle fait vivre les abstractions en les traduisant par une fable qui est de l’observation généralisée ou, si on veut, de la réalité réduite à l’essentiel, Elle permet de présenter une idée sous toutes ses faces, de la dépasser et de revenir en deçà, de la corriger à mesure qu’on la développe. Elle permet de s’abandonner librement à sa fantaisie, d’être artiste et poète en même temps que philosophe. Comme la fable choisie n’est point la représentation d’une réalité rigoureusement limitée dans le temps et dans l’espace, on y peut mettre tout ce que le souvenir et l’imagination suggèrent de pittoresque et d’intéressant. Il n’est point de forme littéraire par où nous puissions exprimer avec autant de finesse et de grâce ce que nous avons d’important à dire. Je me figure que le conte ou le drame philosophique serait le genre le plus usité dans cette cité idéale des esprits que M. Renan a quelquefois rêvée. Car les vers sont une musique un peu vaine et qui combine les sons selon des lois trop inflexibles ; le théâtre impose des conditions trop étroites, nécessaires et pourtant frivoles ; le roman traite de cas trop particuliers, enregistre trop de détails éphémères et négligeables, et où ne sauraient s’attacher que des intelligences enfantines. Au contraire, le conte ou le drame philosophique est le plus libre des genres, et ne vaut, d’autre part, qu’à la condition de ne rien exprimer d’insignifiant. C’est pour cela que M. Renan l’a adopté...


Je serais bien étonné qu’en écrivant cette page M. Jules Lemaître n’eût pas pensé à lui-même au moins autant qu’à Ernest Renan. En tout cas, on ne saurait mieux exprimer les raisons ingénieuses et vraies qui, parmi toutes les formes du conte, — car il s’est essayé dans plusieurs, — lui ont fait choisir de préférence celle qu’il a si heureusement définie.