Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 8.djvu/856

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se soit montré si dur, — dur jusqu’à la violence et à l’injustice, et, en tout cas, beaucoup plus dur que Sainte-Beuve, — à l’égard de Chateaubriand. Mais cela aussi, ne pouvait-on pas le prévoir, et le craindre ? Lorsque, dans son œuvre antérieure, il lui arrive de faire allusion au poète des Martyrs, c’est presque toujours en termes désobligeans ou ironiques. Sainte-Beuve et Veuillot, et quelques autres, ont passé par là sans doute. Mais la vérité, — car on ne subit que les influences qu’on est comme prédestiné à subir, parce qu’elles vont dans le sens de notre propre nature, — la vérité, c’est qu’il n’y avait entre le grand écrivain et son biographe aucune affinité élective.

Et l’on a beau jeu aussi à reprocher à ce dernier son indifférence à l’égard de la critique dite « scientifique, » des enquêtes longuement et laborieusement poursuivies ! Évidemment, il n’est pas de ceux qui se piquent, suivant la belle formule de Taine, d’ « ajouter à son esprit tout ce qu’on peut puiser dans les autres esprits. » Mais quoi ! si impersonnelle qu’elle soit, qu’elle s’efforce d’être plutôt, la critique n’est-elle pas toujours personnelle par quelque côté, sous peine d’être parfaitement insignifiante ? Et, d’autre part, si personnel que soit un critique, peut-il s’empêcher d’envelopper quelque chose d’impersonnel dans ses jugemens, ou même dans ses simples « impressions ? » La longue querelle qui s’est engagée à cet égard entre Brunetière et M. Lemaître n’était-elle pas un peu vaine, et n’aurait-on pas pu renvoyer les deux adversaires dosa des en leur disant et en leur prouvant que l’un était plus personnel qu’il ne croyait être, et l’autre plus impersonnel qu’il ne voulait bien le dire ? Ce qui est sûr, c’est que, si l’érudition, l’information scrupuleuse et méthodique sont de grands instrumens de vérité, le talent littéraire et la vivacité de l’intuition artistique en sont d’autres, et de non moins précieux peut-être. L’idéal serait peut-être d’unir les deux méthodes et de concilier les deux esprits ; M. Jules Lemaître, en ces derniers temps surtout, ne l’a pas toujours fait, j’en conviens, et les partis))ris de ses doctrines nouvelles l’ont, plus d’une fois, empêché d’obéir à l’habituelle justesse et à la fine délicatesse de son goût. Mais parfois aussi, — l’antipathie peut être clairvoyante, — à la lumière de ses dernières croyances, il a entrevu plus d’une vérité neuve. Ce qu’il faut maintenir, c’est qu’en critique comme ailleurs, le temps ne fait rien à l’affaire ; c’est que l’intelligence et le talent ont leurs