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par sa clairvoyance, non seulement à analyser ce qui le condamne, mais même à analyser ce qui le justifie. Chamfort nous présente un monsieur et une dame qui s’aiment et la dame disant : « Ce que j’aime en vous... » Et le monsieur l’interrompant pour lui dire : « Si vous le savez, je suis perdu. » Nietzsche nous présente un philosophe qui disait : « Il y a deux personnes (sa mère et sa femme sans doute) sur lesquelles je n’ai jamais réfléchi profondément : c’est le témoignage d’affection que je leur apporte. »

Remarquez que cette propriété de l’amour, ou plutôt cette condition pour que l’amour soit, est très peu favorable à la science psychologique. Savez-vous ce qui est un bon auxiliaire de la science psychologique ? C’est la crainte : « La crainte a fait progresser la connaissance générale des hommes plus que l’amour ; car la crainte veut deviner ce qu’est l’autre, ce qu’il sait, ce qu’il veut, puisqu’en se trompant sur cela on se créerait un préjudice ou un danger. » Au contraire, l’amour est porté secrètement à voir des choses aussi belles que possible, ou bien à élever l’autre autant qu’il se peut ; « ce serait pour lui un avantage et une joie de s’y tromper ; et c’est pourquoi il le fait. »

L’amour encore pour Nietzsche est un malentendu salutaire, ou plutôt il y a dans la pratique de l’amour un malentendu salutaire qui tient à ce que l’amour n’est point du tout la même chose pour la femme et pour l’homme, ce qui retarde la désillusion. « Ce que la femme entend par amour est assez clair ; c’est le complet abandon de corps et d’âme sans égards ni restriction... Sun amour est une véritable foi, et la femme n’a pas d’autre foi. » Or il ne faut pas que l’homme aime de la même manière ; car « la passion de la femme dans son absolu renoncement à ses droits propres suppose précisément qu’il n’existe point, de l’autre côté, un sentiment semblable, un pareil besoin de renonciation : si tous deux renonçaient à eux-mêmes par amour, il en résulterait je ne sais quoi, peut-être l’horreur du vide... La femme veut être prise, acceptée comme propriété. La femme se donne, l’homme prend ; et la femme désire quelqu’un qui prend, qui ne se donne pas et ne s’abandonne pas lui-même ; qui, au contraire, veut et doit enrichir son moi... »

Il en résulte des choses un peu immorales, — Nietzsche le reconnaît, — et, par exemple, ceci que la femme est naturellement