Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 8.djvu/945

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

droits de l’Eglise et de la noblesse, de la patrie et de la propriété, de tout l’ancien idéal que nous ont transmis les siècles ; de l’autre côté, le terrible Pancrace, type extraordinaire du révolté et du négateur, produit par des milliers d’années d’obscure servitude, et qui, ayant rassemblé autour de soi la foule innombrable des opprimés et des affamés, les conduit maintenant à la destruction universelle, sans croire beaucoup, lui non plus, à la légitimité de la cause qu’il soutient. Impossible d’imaginer, comme l’on voit, un thème plus vaste, ni d’une signification plus générale. Au lieu de n’aborder que l’une des faces du problème éternel de l’opposition entre Dieu et Satan, ainsi que l’avait fait naguère l’auteur des deux Faust, le jeune poète polonais a hardiment attaqué le problème tout entier. Il nous a montré toutes les forces du mal, — ou, si l’on veut, de la matière, ou encore de la « réalité » terrestre, — définitivement liguées contre les derniers vestiges du règne de l’ « esprit. » Son Pancrace, avec l’armée hétéroclite qu’il traîne derrière soi, et dont chaque régiment nous est décrit en des tableaux d’une vérité et d’un mouvement admirables, nous reconnaissons en lui tout ensemble et l’essence de notre socialisme et celle de la philosophie « scientifique » d’à présent ; de même qu’en face de lui la figure du Comte Henri résume pour nous les derniers vestiges survivans de l’ordre social de jadis et de la vieille foi chrétienne. Qu’on lise, par exemple, l’un des épisodes de la visite que fait secrètement le Comte Henri, au camp de Pancrace, sous la conduite d’un messager juif envoyé vers lui par le chef ennemi :


Une forêt, avec des tentes parmi les arbres. Au milieu, une clairière où se dresse une potence. Des brasiers allumés. Des tonneaux. Groupes d’hommes épars çà et là

LE COMTE HENRI (caché sous un grand manteau noir, et coiffé du bonnet rouge, emblème du parti révolutionnaire, un JUIF, qu’il tient par le bras). — Souviens-toi ! Un seul clignement d’yeux, un seul geste pour me dénoncer, et je te fais sauter la cervelle ! Le cas que je fais de ma propre vie te permettra île deviner celui que je fais de la tienne !

LE JUIF. — Excellence, sur l’honneur, je vous mènerai partout, sans vous trahir !

HENRI. — Parle-moi comme à un ami fraîchement arrivé ! Et d’abord, qu’est-ce que ceci ?

LE JUIF. — C’est la danse des hommes libres. (Car une troupe d’hommes et de femmes se sont mis à danser autour de la potence.)

LE CHŒUR DES DANSEURS. — Du pain, de l’argent, du bois pour l’hiver, du repos pour l’été, hourrah ! hourrah ! — Dieu n’a pas eu pitié de nous, hourrah ! — Les rois n’ont pas eu pitié de nous, hourrah ! — Les seigneurs n’ont pas eu pitié de nous, hourrah ! — Mais nous, aujourd’hui, nous voici