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meilleurs effets : « Aristote croit que chez les enfans des hommes de génie éclate la folie et chez les enfans des grands vertueux l’idiotisme. Voulait-il ainsi inviter au mariage les hommes d’exception ? »

Ce n’est pas probable. Que faire donc ? Au moins dans la moyenne de l’humanité se marier, sinon rationnellement, du moins raisonnablement. Pour Nietzsche, le mariage, pour être bon, doit être fondé précisément sur cette amitié amoureuse dont il nous parlait plus haut, avec la petite antipathie physique réduite à son minimum. La maxime fondamentale de Nietzsche à cet égard est la suivante : « Le meilleur ami aura sans doute la meilleure épouse, parce que le bon mariage repose sur le talent de l’amitié. »

C’est ce que ne comprennent pas les jeunes filles, surtout élevées comme elles le sont encore. Leur idée est toujours « qu’il est en leur pouvoir de faire le bonheur d’un homme. » C’est comme si un ami se flattait de faire à lui seul le bonheur de son ami. Une jeune fille qui croit qu’elle fera le bonheur d’un homme « le déprécie, » en ceci qu’elle estime qu’il ne faut rien de plus qu’une jeune fille pour faire le bonheur d’un homme. Plus tard, mais trop tard, après des déceptions, des luttes et des souffrances, la vanité féminine lui apprendra « qu’un homme doit être quelque chose de plus qu’un heureux mari, » et que c’est « la vanité féminine elle-même qui l’exige. »

Il est vrai que la femme sera toujours déchirée entre le désir que l’homme ait besoin de quelque chose de plus qu’elle et le désespoir de ne pas lui suffire. Qui résoudra cette contrariété ? Rien, sinon l’amitié, qui consiste à désirer pour l’autre un bonheur où l’on soit, mais où l’on se résigne à n’être pas tout.

Aussi bien Schopenhauer partiellement a raison en pensant que l’amour veut des contrastes et il aurait complètement raison en disant qu’il en naît, qu’il en vit et qu’il peut en mourir. Qui le sauvera d’en mourir ? L’amitié, qui contient de l’abnégation : Qu’est-ce donc que l’amour [l’amour-amitié ; Nietzsche l’entend toujours ainsi) si ce n’est de se comprendre et de se réjouir en voyant l’autre vivre, agir et sentir d’une façon différente de la nôtre ?... « Pour que l’amour aplanisse les contrastes par la joie, il ne faut pas qu’il supprime et qu’il nie les contrastes. » Il faut qu’il les accepte et les fonde ensemble par cette opération