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Georges se mit à rire avec cette éclatante gaîté qui, dans l’adolescence, illustre même les graves soucis.

— Blanche Demonville !… Je n’y pense pas cinq minutes après que je l’ai quittée… Ni à elle, ni à May Footner, ni à aucune autre. Cher monsieur, il n’y a qu’une Sylvie. Et l’inspiratrice intérieure dont vous me parlez, que j’entends en effet, durant mes longs momens de solitude, emprunte la voix et l’apparence de Sylvie… Oui… C’est une sorte de Sylvie idéale qui se penche vers moi quand je suis tout seul, rêvant sur la page où une strophe est en suspens. Elle me parle de tout près et me dit : « N’écoute pas l’autre… Le bonheur qu’elle te propose, rien n’est plus vide ni plus vain… Puisque tu crois à la joie que donne l’amour, sache qu’elle est interdite à ceux qui dispersent leurs désirs. De Pétrarque ou de Casanova, qui donc, penses-tu, a vraiment connu l’amour ? Même par égoïsme, même pour mieux satisfaire cette curiosité sentimentale qui tourmente ta jeunesse, n’aime qu’une seule femme. Deux cents gros sous ne font pas la même chose qu’un louis d’or, et un diamant pulvérisé n’est tout de même que de la poussière… »

Je ne change à peu près rien, ma charmante nièce, aux propos que me tint Georges de Lespinat : il a une éloquence contenue qui se fixe mal sur le papier, mais à laquelle la voix, le geste, l’animation du visage donnent un accent si naturel ! Il est sincère ; il est ardent : combien de telles vertus sont émouvantes ! Je me sentais déjà conquis à la cause de Sylvie, et je dus ramasser toute mon expérience, toute ma volonté de conseiller pratique et raisonnable, pour répondre :

— Mon ami, le duo des voix intérieures, l’opposition de Pétrarque et de Casanova, tout cela est fort agréable : mais c’est de la littérature. Parlons réalité : si vous cédez à la voix qui emprunte le timbre charmant de Sylvie, non seulement vous décevez les espérances de votre père et vous vous préparez une union bizarre, — mais vous enchainez toute votre vie, à l’âge où vous êtes encore presque un enfant… Ne protestez pas ! Vous n’avez pas dix-huit ans ! À dix-huit ans, vous voulez lier votre vingtième, votre trentième, votre cinquantième année : grave imprudence ! Vous ne pouvez pas raisonnablement vous engager à être, dans vingt ans, ce que vous êtes aujourd’hui…

— À quelque âge qu’on se marie ou qu’on se fiance, n’engage-t-on pas pareillement l’avenir ?