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Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 9.djvu/330

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de deviner ce qui n’est pas visible, quel amusement de toutes nos découvertes !

Voyons donc les personnages de ce diner. Soames, l’amphitryon, l’un des plus complets spécimens de la catégorie sociale étudiée dans le Propriétaire. Quarante ans, grand, strictement rasé, les joues plates, les yeux gris, froids, attentifs, la mine pâle et compassée. Un ancien élève d’Eton, ce que ne furent ni son père, ni ses oncles, dressé comme eux au respect orgueilleux des apparences, qui signalent son succès parmi les hommes de sa caste, mais mieux averti des dernières, des plus subtiles exigences de la mode et de l’étiquette ; avec cela, méfiant, dissimulé, cachant ses calculs d’argent, rapportant tout à la mesure des livres et des shillings, propriétaire dans l’âme, et qui considère sa femme comme l’une de ses propriétés. — Irène, sa femme, étrange et belle créature, aux yeux bruns, malgré ses cheveux d’or, signe, paraît-il, de volonté faible : silencieuse, instinctive, passive, d’espèce à part, au milieu des énergiques et pratiques Forsyte, et qui étouffe dans ce milieu, fleur mystérieuse, jusque-là fermée, mais qui s’ouvre insensiblement en présence de Bosinney et d’où, monte, pour lui, un trouble, étourdissant parfum. — Bosinney, l’architecte, fiancé de June, dont il se détache vite sous cette vertigineuse influence, le rêveur en dehors de toutes les conventions, normes et consignes de la gentry anglaise, tantôt absorbé dans son rêve, tantôt, par une brusque intuition de leurs calculs, ironique à l’endroit de ces âpres, vaniteux et rigides bourgeois, — le bohème sans le sou, au profil oblique, aux pommettes et tempes saillantes, aux joues creuses, comme sucées en dedans, aux noirs cheveux qui frisent, — l’homme qui fit à la famille ses visites de fiançailles en chapeau mou (un chapeau que les Forsyte, avertis par leur instinct, ont jugé « dangereux, ah ! dangereux ! ») — l’homme dont le cocher de Jolyon a dit : « Sais pas ce que j’en pense : il a l’air d’un léopard à demi apprivoisé, » que le vaste Swithin appelle « un drôle de type avec sa figure toute en angles, » que le triste et maigre James, déconcerté par son sourire secret de sarcasme, son allure de mystère, son pas félin, rapide et comme velouté, n’a pu décrire que par ces mots : « une espèce de chat affamé ; » — celui que les jeunes clubmen de la famille appellent par plaisanterie le Brigand, bref, l’artiste dont l’histoire vient traverser étrangement, pour