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Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 9.djvu/464

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sentiment, aux vertus qu’il a passé son existence à détruire en lui, à la sincérité, à la simplicité, au sacrifice ? Ou bien aimera-t-il avec tout le frelaté de sa nature, mentant sans cesse à cette femme à laquelle il est pourtant attaché passionnément, jouant la comédie avec des émotions qu’il éprouve néanmoins, cabotin de lui-même, si l’on peut dire, adultérant sans cesse ses désirs, ses regrets, ses colères par le vice profond de son charlatanisme et de sa ruse, de son utilitarisme et de son bluff ? Et quel martyre pour la femme qui, s’étant prise aux belles paroles et aux belles attitudes, découvre la perversion morale et sentimentale de ce défenseur d’idées généreuses !.. » Donc une comédie de caractère, où on nous montrera le caractère de l’homme public pervertissant le caractère de l’homme privé, telle sera la pièce. Nous n’avons, pour ne pas nous y égarer, qu’à tenir d’une main ferme le fil d’Ariane qui nous est obligeamment confié.

Le politicien, c’est Ravardin. Il est député radical — et du Midi, bien entendu. Il vient de renverser le ministère, sans d’ailleurs le faire exprès. Il ne nourrissait contre lui aucun méchant projet : tous les ministres étaient ses amis. Mais il a été emporté par sa faconde ; il a suivi ses phrases sans savoir où elles le menaient : quand il s’en est aperçu, le Cabinet était par terre. Comment serait-il très affligé de cette catastrophe dont il va probablement bénéficier ? Au Parlement comme ailleurs, on n’hérite que de ceux qu’on tue. Il est en passe de devenir premier ministre ; il exulte ; il ne se sent pas de joie, de vanité et d’importance. Et c’est bien naturel. Le rêve pour tout député, c’est d’être ministre, et pour tout ministre d’être président du Conseil. Ravardin marche dans son rêve étoile. Voilà pour l’homme public.

Voici pour l’homme privé. De la Chambre des députés, Ravardin ne fait qu’un saut chez sa maîtresse, Gisèle Prieur. Celle-ci est une veuve, encore jeune, très désirable et très courtisée. C’est précisément le soir de sa fête ; elle reçoit quelques intimes qui se sont fait précéder par des bouquets diversement magnifiques. Il y en a un de Ravardin, coûteux et sans goût ; un autre, dans le goût ancien, d’un vieil ami, le baron d’Artigues ; un autre, composé avec un soin discret et tendre, par un jeune collègue de Ravardin, le député socialiste Laurent Bernard. Chacun de ces bouquets est à l’image de celui qui l’a envoyé : le langage des fleurs. Gisèle Prieur a eu une existence assez accidentée. Son mari était une brute. Ne lui a-t-il pas, dans un accès de jalousie, tué en duel un petit ami, Robert Vindel ? Ce duel, à l’époque, a fait beaucoup jaser : pure calomnie. Ne pouvant plus voir en peinture ce mari assassin, Gisèle l’a planté là ; elle a pris un amant, Ravardin, et