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est hors des atteintes de la mode. Cependant, il est incontestable que le roman actuel ne ressemble guère à celui qu’il a conçu et que, dans l’ordre littéraire, tout ce qu’il haïssait, tout ce qu’il a voulu exterminer est en train de renaître et de reprendre crédit. Le pur caprice sentimental fait échec à la sévère méthode intellectuelle qu’il avait instaurée. Il y a pis : cette méthode elle-même n’est plus comprise. Avec les années, le sens de sa doctrine s’est banalisé, affaibli ou adultéré. On ne remonte plus jusqu’à sa pensée originale ; on le juge d’après des formules courantes qui sont mises sous son nom.

C’est peut-être une raison pour essayer de retrouver la pensée de Flaubert dans toute sa force et dans toute sa vérité, pour tâcher d’en préciser la signification et d’en indiquer les tendances. Il ne s’agit nullement de nous en prévaloir pour condamner le présent, mais de déterminer le point de vue auquel il s’est placé. Peut-être, après cela, le simple exposé de ses théories d’art nous amènera-t-il à faire notre examen de conscience et à nous demander si ce que nous avons gagné, depuis que nous nous sommes engagés dans d’autres voies que les siennes, peut compenser ce que nous avons perdu.

D’autre part, comme Salammbô fut l’application la plus stricte et la plus consciente de cette doctrine, elle nous offrira la meilleure pierre de touche pour éprouver la théorie par la pratique. Et, puisqu’on s’apprête à fêter la publication de cette œuvre comme une date glorieuse, ce nous sera une excellente occasion de voir ce qui, après cinquante ans, en est resté debout.


Que Flaubert ait eu une esthétique, sinon très arrêtée et très cohérente dans ses formules, du moins très vigoureusement caractérisée dans ses tendances, c’est ce que personne, je pense, ne contestera. Cette esthétique, il l’a exprimée en mille endroits de sa correspondance, — particulièrement dans ses lettres à Louise Colet et à George Sand, — et aussi dans maints chapitres de la première Éducation sentimentale[1]. Toute la fin de cette œuvre de jeunesse peut être considérée comme un véritable poème de la vie intellectuelle.

  1. Édition Louis Conard.