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se retrouve dans aucune de ses lettres d’amour, même les plus exaltées. Sans le savoir, cette Ruchouk-Hanem avait rouvert dans son cœur une source vive qu’il croyait tarie. Le souvenir en persista chez Flaubert longtemps après.

D’ailleurs, à partir d’un certain point, nos distinctions conventionnelles entre le dedans et le dehors, le moi et le non-moi perdent toute signification. Les choses sont en nous, autant que nous sommes en elles. Ici, la pensée de Flaubert rejoint celle de Goethe, qui, lui aussi, voyageait, pour s’étudier et se contempler lui-même dans le miroir du monde : « Je ne voyage pas, — disait l’auteur de Faust, pour me tromper moi-même, mais pour me connaître mieux à travers les choses étrangères. »


Afin d’être plus sûrement impersonnel, de mêler le moins possible de ses préjugés, ou des vœux de son cœur à l’image fidèle de la réalité, l’artiste procédera comme si cette réalité était une pure illusion, une fiction étrangère à lui et qui ne le touche en rien. Flaubert a exprimé cette idée avec une netteté singulière dans sa préface aux Dernières chansons de Louis Bouilhet : « Si les accidens de ce monde, dès qu’ils sont perçus, vous apparaissent transposés comme pour l’emploi d’une illusion à décrire, tellement que toutes les choses, y compris cotre existence, ne vous sembleront pas avoir d’autre utilité... » Une telle doctrine a fait scandale. On s’est empressé de la mal comprendre. Eh quoi ? le monde ne serait qu’une illusion, sans autre intérêt que de servir à l’art ? Il est certain que le nihilisme boudhiste a effleuré la pensée de Flaubert : « Peut-être qu’il n’y a rien ! » dit le Diable à saint Antoine. Mais qui ne voit que cette transposition du réel, — de même que la recherche de l’impersonnalité, — n’est, pour Flaubert, qu’un artifice de méthode? Il ne dit point que le monde n’a de réalité que transposé dans l’art, il dit seulement que l’artiste doit faire comme si cela était.

Cette méthode est bonne et salutaire pour lui, pour lui seul, — pour le dessein qu’il se propose, à savoir la représentation du réel, sans déformation d’ordre sentimental ou pratique. Du moment que nous considérons le monde comme une pure illusion esthétique, il est clair que, conçu ainsi, il n’intéressera plus que la « personnalité littéraire » de l’artiste, les hautes facultés