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ne sera jamais la maîtresse. A trop raisonner et à trop construire, l’artiste s’expose à s’éloigner de la vie. Il faut, au contraire, que, partout dans son œuvre, il en sente la tiédeur et la palpitation. Il faut que ses idées aient des origines sensibles, presque animales, qu’elles plongent, par leurs racines, dans la vie inconsciente. Traçant le portrait idéal d’un jeune homme, qui lui ressemble comme un frère, Flaubert disait : « Également écarté du savant qui s’arrête à l’observation du fait et du rhéteur qui ne songe qu’à l’embellir, il y avait, pour lui, un sentiment dans les choses mêmes, et les passions humaines suivaient, en se développant, des paraboles mathématiques. Quant à ses passions à lui, il les réduisait à des formules, afin d’y voir plus clair, tandis que ses idées semblaient venir de son cœur, tant elles avaient de chaleur et d’audace[1]. »

Il n’en est pas moins vrai qu’il existe une antinomie gênante entre la pensée et la réalité, entre l’art et la vie. Comment résoudre cette antinomie ? Pour Flaubert, la conciliation des deux termes s’accomplit dans l’œuvre de beauté. La beauté est quelque chose de parfait, de fini, qui satisfait complètement le cœur et l’intelligence, et qui, pourtant, laisse le champ libre au rêve, ouvre à la pensée des perspectives sans limite. Elle est un symbole de l’absolu. Devant elle, l’esprit abdique, la logique perd ses droits, comme devant l’émotion et devant la vie.

En cela, Flaubert se sépare absolument des romanciers documentaires ou utilitaires, ou encore des romanciers anglais, narrateurs d’aventures ou chantres de l’action, — pour qui le fait brutal, la tranche de vie, la thèse sociale ou religieuse sont la grande affaire. Pour lui, il faut que la réalité se composa et se traduise sous les espèces de la beauté. La beauté avant tout, tel est le grand précepte de son art. A la veille de sa mort, il écrivait encore à George Sand, à propos d’Alphonse Daudet et de Tourguenef : « Aucun d’eux n’est préoccupé avant tout de ce qui fait pour moi le but de l’art, à savoir, la beauté[2]. » De là, chez lui, l’importance capitale qu’il attribue à la composition et au style.


Dans cet exposé de l’esthétique de Flaubert, je ne me suis pas flatté de tout dire, il s’en faut de beaucoup. Je n’ai voulu qu’en

  1. Cf. Première Éducation sentimentale, ad finem,
  2. Correspondance, IVe série, p. 227.