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qu’il a élevé, détournons-nous des détails de l’architecture et du jeu des couleurs : ne regardons que l’ensemble de son œuvre. Nous nous dirons alors que Flaubert, à l’égal des plus grands, a réalisé la création poétique par excellence. Au rebours des modernes, qui décalquent misérablement la réalité immédiate, — et à la façon des classiques, — il a tiré une merveille, pour ainsi dire, de rien. Il a ressuscité Carthage. Il l’a fait sortir véritablement de « l’ombre de la mort. » Il n’en existe plus d’autre que la sienne. C’est à travers la sienne que l’on voit revivre les misérables ruines qui jonchent le sol de la grande cité africaine. C’est de Salammbô qu’elles empruntent tout le charme qui nous attire vers elles. Pour le voyageur d’aujourd’hui, les tourterelles qui se posent sur la terrasse des Pères Blancs, à Saint-Louis de Carthage, sont les colombes de Tanit.

Et quand bien même Salammbô ne tiendrait à rien, quand elle ne serait qu’un splendide palais d’images élevé par une fantaisie d’artiste, il n’en resterait pas moins ceci : ces images recouvrent un drame symbolique, dont la signification rejoint celle des œuvres les plus hautes de l’art. Aucune n’a plus profondément exprimé la folie de l’amour et du désir. Salammbô meurt, pour avoir réalisé son rêve, pour avoir touché au manteau de la Déesse. Mais la folie de l’amour et du désir, sous toutes leurs formes, — folie mystique, ou folie de l’action, — est la source de tout ce qui se fait de grand dans le monde, c’est un principe de vie. Màtho, l’obscur soldat, devient un chef et un héros, parce qu’il aime la fille d’Hamilcar, — et il meurt en extase au milieu des supplices, parce que ses yeux rencontrent les yeux de Salammbô. Ainsi donc, aimer pour vivre, et mourir d’aimer, parce que l’amour humain, comme le désir, est une duperie, — voilà la contradiction douloureuse, l’antinomie insoluble sur laquelle nous arrête la pensée de Flaubert. Il nous laissé ; sur le seuil de la Foi, qui, seule, peut rompre le cercle vicieux, où tourne le désir, en lui proposant un objet égal à son infinité.


LOUIS BERTRAND.