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un voyageur qui aurait des yeux de peintre, et excellerait d’instinct à traduire la vision des choses dans une langue éminemment originale : mais c’est, il faut bien le dire, une chronique où les personnages accessoires, les innombrables petits portraits esquissés par Borrow, comme en passant, tout au long de son chemin, se montrent à nous beaucoup plus nettement que l’image centrale du chroniqueur, — tandis que, au contraire, Lavengro a pour nous l’attrait d’être un véritable roman, un récit où chacun de ces personnages divers que le jeune héros a l’occasion d’observer de près ou de loin exerce sur lui une influence réelle et durable, soit en modifiant le cours infiniment varié de sa destinée, soit en contribuant à former ou à altérer tel des élémens fonciers de son caractère.

C’est un roman d’apparence autobiographique, comme David Copperfield et les Grandes Espérances de Dickens, mais avec une pureté et une richesse de style qui, bien plutôt qu’à Dickens, feraient songer à notre Flaubert. Si les nombreuses étapes de la vie du jeune philologue que ses amis les Bohémiens ont surnommé « Lavengro, — ou « le maître des langues, » — sont loin d’égaler en puissance de relief et en intensité de passion poétique celles de la carrière des deux héros de Dickens, du moins l’observation réaliste de Borrow, son habileté à saisir jusqu’aux moindres nuances de l’attitude extérieure en même temps que de l’âme la plus secrète de ses personnages justifient-elles pleinement l’admiration, toujours plus ardente d’année en année, que lui ont vouée les lettrés anglais. Il y a là des paysages, des peintures de mœurs de toutes les classes inférieures de la société, mais surtout il y a des portraits, — d’hommes de lettres et de vagabonds, de vieilles sorcières et d’exquises jeunes femmes, — qui s’imposent irrésistiblement à notre sympathie, et que renforce encore le charme souverain d’une phrase tour à tour éloquente ou railleuse, s’élevant sans trace d’effort d’une simplicité familière à de brusques et superbes envolées d’émotion lyrique.

A quoi j’ajouterai que, si déjà David Copperfield nous touche à un plus haut degré que les autres romans de Dickens par tout ce que nous devinons que l’auteur y a mis de soi-même, Lavengro, aussi, est manifestement tout rempli des souvenirs personnels de George Borrow Cela se sent au ton du récit, à la manière dont le narrateur nous laisse voir ses propres sentimens intimes en présence d’hommes ou de choses qui, sans doute, l’auraient laissé plus indifférent s’il s’était borné à les inventer. Et c’est pourquoi, j’imagine, l’étude des circonstances réelles de la vie de Borrow a toujours très particulièrement tenté la