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pour lui. C’est bien là la façon dont elle doit aimer. Il faut comprendre cela. Il reste encore pourtant chez le lecteur, même après qu’il a fait cette réflexion, un peu de résistance.

Mais tout le reste, l’école, la directrice, la bourgade, le père et la mère de Davidée, le desservant, sans compter l’admirable inspecteur ; enfin Davidée elle-même, héroïque et absolument simple dans toute sa conduite et tous ses discours, littéraire et un peu romantique seulement dans son journal qu’elle écrit, ce qui est un détail très juste ; tout cela est d’une vérité minutieuse et d’un relief extraordinaire ; tout cela vit lentement, patiemment et fortement, comme la vie même. C’est une de ces œuvres enveloppantes où l’on se sent enveloppé soi-même et dont on croit être un des acteurs. À la fois je désire qu’elle soit continuée et j’appréhende un peu qu’elle ne le soit, craignant que la suite ne se tienne pas à ce haut degré. Mais pourquoi cette crainte ? Le talent de M, Bazin est bien sûr de lui, et ses ressources sont très nombreuses et très diverses. Et puis, revoir Davidée me serait toujours agréable.


L’Amphisbène, de M. de Régnier… Vous n’ignorez point, et, si vous l’ignoriez par hasard, vos connaissances en langue grecque vous mettraient immédiatement sur la voie, que l’amphisbène est un animal héraldique, une manière de serpent ou dragon, qui a deux têtes, une à chaque extrémité de son corps, et qui jouit de la faculté de marcher également en avant ou en arrière, si tant est qu’il y ait pour lui un arrière et un avant ; enfin il suit à son gré l’une ou l’autre de ses deux têtes.

Le roman de M. de Régnier n’est pourtant pas un roman de mœurs politiques. C’est une étude de femme capricieuse. Mlle de Lérins, orpheline et pauvre, a épousé à dix-neuf ans un Français devenu Américain qui a reçu, en la voyant, le coup de foudre, sans qu’elle ait reçu, elle, rien de semblable. Ils ont vécu ensemble pendant cinq ans, à San Francisco, suffisamment heureux ; après quoi Mlle de Lérins, et je veux dire Mme Cartier, s’est aperçue qu’elle n’aimait toujours M. Cartier que d’amitié, qu’elle n’aimait pas du tout San Francisco ; et que miss Alice Hardington aimait M. Cartier et que M. Cartier voyait dans les millions de miss Hardington un levier merveilleux qui lui aurait bien servi.