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ces miraculeux outils, il devient réellement le mage des légendes rêvé pendant une longue suite de siècles...

— Et que le monde retourne à la barbarie, interrompit soudain ma femme, sur un ton tranchant.

Nous nous tournâmes tous vers elle, un peu surpris des paroles et surtout du ton âpre et presque violent avec lequel elles avaient été prononcées. Mais Alverighi continua, sans paraître se rendre compte du danger qui le menaçait par le flanc.

— A la barbarie ? Je disais au contraire qu’il édifie une autre civilisation, plus sage, plus puissante, plus riche.

— Plus prodigue et plus folle ! répliqua-t-elle avec une vivacité touchante. Juste au moment où la Révolution française avait délivré l’homme de la tyrannie de l’État et de l’Église, il s’est rendu l’esclave des machines. Quand on les a fabriquées, il faut, bon gré mal gré, s’en servir, même quand on n’a pas besoin de leurs produits : sans quoi, elles se rouillent. Ce ne sont pas les machines qui travaillent pour satisfaire nos besoins ; c’est nous qui sommes obligés de consommer pour leur donner du travail.

— Mais, madame, repartit Alverighi, voulez-vous donc reprocher à notre époque le bien-être grandissant de la multitude ? lui faire un grief de ce que les ouvriers mangent davantage, se vêtent mieux, habitent des logemens plus aérés, entretiennent des relations plus familières avec le savon ?

— C’est le petit doigt de Léo ! riposta-t-elle sèchement, d’un air un peu moqueur, en haussant les épaules ; et elle se tourna vers moi :

— Tu te rappelles cette histoire ?

Je souris ; mais les autres, qui ne comprenaient pas, demandèrent des explications.

-— Aux bains de mer, l’autre année, reprit-elle, notre petit Léo vit ses jeunes camarades chaussés de sandales et voulut en avoir aussi. Pour les faire venir, il fallut quelques jours. Quelle attente ! Léo en rêvait. Enfin les sandales arrivent, et il les met à l’instant même. Je m’aperçois tout de suite qu’au pied droit le bout était un peu court et que le petit doigt sortait. Je le lui dis. « Mais non ! affirme-t-il ; elles me vont très bien ! » Et il s’enfuit en sautant de joie et en criant comme un fou, pour les montrera ses amis. Après avoir crié, sauté et s’être pavané un quart d’heure, il commença, quand la première joie fut passée,