gouvernait le monde, des civilisations splendides purent naître et fleurir même dans des pays pauvres et stériles.
— Quand bien même la culture ne serait qu’une illusion, fit observer Cavalcanti, l’homme pourrait-il vivre éternellement sans allusions ? On ne vit pas seulement de pain...
Les objections se suivaient, se pressaient comme les flots sur la mer, et Alverighi n’avait le temps de répondre à aucune. Enfin il se dégagea d’un bond, et, s’adressant à Cavalcanti :
Oui vous dit que la civilisation née de la machine doive être la Thébaïde de la culture ?
— Mais, en somme, insista Cavalcanti, est-il vrai que la machine a ôté du monde toute beauté ? Que le plaisir du beau soit incertain et vague, je vous l’accorde ; que la raison ne nous aide point à le rendre clair, je vous l’accorde ; que, par suite, la beauté soit une sorte de mystère impénétrable, je vous l’accorde aussi. Je vous accorde tout cela. Mais je persiste à croire que la beauté est, sinon un besoin (vous ne me permettriez pas de le dire), au moins l’une des plus grandes jouissances de la vie ; et cette jouissance, une civilisation ne peut l’enlever aux hommes sans mériter qu’on l’appelle barbare et ennemie du progrès, tout au moins à cet égard.
Alverighi allait répondre quand Rosetti intervint de nouveau.
— Excusez-moi, dit-il, si je vous interromps une seconde fois. Mais il me semble, à moi, que dans toute cette discussion, comme d’ailleurs dans presque toutes les discussions, il y a un malentendu. Vous croyez discuter encore sur les machines ; mais, sans vous en apercevoir, vous discutez déjà sur le progrès. Mme Ferrero juge le progrès d’après un critérium moral : la machine répand certains vices ; par conséquent, elle ramène le monde à la barbarie, au lieu de l’améliorer. M. Cavalcanti le juge d’après un critérium esthétique, et vous, avocat, d’après un critérium économique. De ces trois critériums quel est le bon ? Voilà le point à discuter, si vous voulez vous comprendre. En d’autres termes, qu’est-ce que c’est que le progrès ?
— Rien n’est plus clair, répondit Alverighi. Le progrès, c’est la conquête de la terre.
— La conquête de la terre ? demanda Cavalcanti. Je n’accepte nullement cette définition. Si la beauté est un bien, le progrès doit accroître aussi ce bien-là, comme les autres biens ; et l’on