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bien ; je la voulais aussi. Je n’ai nullement les goûts d’un anachorète. Mais quel besoin y avait-il de quitter les vieilles relations, qui étaient bonnes, pour en chercher de nouvelles, qui étaient insupportables ? J’avais été heureuse, je vous l’ai dit, pendant les premières années : six mois à New-York, six mois en France ; et nous avions là-bas beaucoup d’amis agréables, presque tous gens modestes, mais instruits. Or, je ne sais pourquoi, lorsque nous fûmes à Madison Avenue, mon mari les prit en grippe, et, peu à peu, ils nous délaissèrent. Je les regrette encore. Quand je pense à ceux qui les ont remplacés ! Tous richards, bien entendu : j’ai eu l’honneur d’avoir à diner, en une semaine, je ne sais combien de milliards ; mais si ennuyeux, si ennuyeux... comme des financiers seuls savent l’être ! Mon mari, lui, était dans la béatitude ; et, si je laissais voir un peu d’ennui, quelles colères ! Le plaisir qu’il trouvait dans ces compagnies-là, je n’arrive pas à le deviner.

— C’était, dis-je en souriant, le plaisir de traiter d’égal à égal des gens qui, s’il n’avait pas gagné cent millions, n’auraient jamais daigné le regarder en face.

Elle fit la moue :

— Joli plaisir, en vérité !

— Mais, madame, le passage même de l’Equateur n’est pas une joie divine ; et pourtant, vous avez vu ! L’homme est ainsi fait...

— L’homme est un imbécile !

— Et vous, repartis-je en badinant, vous êtes une dangereuse anarchiste.

— Parce que je veux que les amusemens m’amusent ? C’est une prétention révolutionnaire, cela ?... Mais si vous saviez comme j’ai vécu, depuis que nous habitons Madison Avenue ! Là, j’ignorai quand je pourrais revenir en Europe ; je fus deux années sans revoir Paris et ma famille ; et toujours des dîners, des réceptions, des ventes de charité, le théâtre, les courses, les tableaux vivans, les visites à la campagne, que j’en eusse envie ou non, que cela me plût ou non : car, autrement, la société de New-York nous aurait oubliés. Un grand malheur, n’est-ce pas ?... Je ne sais pourquoi, mais la vie mondaine de New-York me faisait presque l’effet d’une corvée. Aux dîners, aux réceptions, à tous les divertissemens, les Américains m’ont toujours paru un peu semblables à des soldats sous le feu, à des gens en