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Lorsqu’il s’était mis en tête d’avoir une écurie de chevaux de courses, j’avais pu lui enseigner à se tenir en selle, ce qu’il avait grand’peine à faire : car il mourait de peur, tandis que, moi, je suis une amazone hardie, je vous assure ; mais pour le yacht, je ne pouvais lui prêter mon estomac ! Je le lui dis et le lui redis, mais inutilement. L’exécrable comtesse avait décrété qu’en Amérique, on n’est pas un parfait homme du monde si l’on ne possède pas un yacht à vapeur. Elle voulait courir les mers à nos frais, comme elle jouait à la Bourse. Elle perdait, et M. Feldmann payait. Vous aurez peine sans doute à croire qu’un financier puisse être si bête !

De nouveau, elle parlait contre son mari, avec une excessive âpreté.

— Vous prenez les choses trop au tragique, madame. A New-York comme partout, un étranger, même très riche, ne peut se faire une social, position, qu’en supportant avec patience quelques désillusions, et même quelques humiliations, et surtout en dépensant beaucoup d’argent. Le monde est ainsi fait.

— Mais la payer, non, jamais !

— La payer ? Ce mot est un peu brutal. Soyez raisonnable.

Quelques sacrifices...

— Savez-vous ce que la comtesse faisait, du vivant de son Altesse royale ? L’Altesse dépensait le double de ses revenus et ne pouvait donner à sa dame d’honneur un sou d’appointemens. Aussi consentait-elle à recevoir toutes les personnes que celle-ci lui présentait, sans y regarder de trop près ; et la dame d’honneur vendait les présentations d’après un tarif...

— Je ne dis pas que cela soit très joli, répondis-je en riant. Mais, aujourd’hui, l’Europe est affligée d’un prolétariat de princes du sang. Ils s’ingénient pour vivre, les pauvres diables ! Vous qui êtes cent fois millionnaire, ne soyez pas sans pitié pour eux !

— Non, non ! Il y a des choses qui ne doivent pas se payer.

— Aujourd’hui, quand on est riche, il faut tout payer, même ce qui devrait être gratuit et ce qui est gratuit en effet pour les autres : l’amitié, l’admiration, la gloire... peut-être l’amour.

— Et cela vous parait juste ?

— C’est une compensation que notre époque accorde aux pauvres. Sans quoi, les riches auraient tout : ce qu’on ne peut avoir qu’avec de l’argent et ce que l’on doit avoir gratis.