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fille de son âge n’aurait pas même eu l’idée de semblables choses. Et savez-vous ce qu’elle m’a répondu ? « Comme vous êtes vieux jeu, maman ! » Je suis presque tentée...

Elle fit une pause, un vague sourire de complaisance brilla dans ses yeux, tandis qu’elle reprenait d’une voix plus basse :

— Je suis presque tentée de croire qu’elle était jalouse. Une fois, elle me dit, d’un ton grincheux, que, quand nous étions ensemble, les hommes ne faisaient attention qu’à moi ! Enfin nous l’avons mariée, il y a deux ans, et pas trop mal. J’espérais qu’ensuite j’aurais un peu de paix ; mais ma mauvaise étoile a continué de me poursuivre. A peine était-elle mariée, le scandale du Great Continental éclata. Ah ! quand j’y repense ! Vous le rappelez-vous, ce scandale ? En Europe aussi on en a beaucoup parlé.

Je lui répondis que je me le rappelais fort bien. Alors elle me demanda si je pouvais le lui expliquer clairement : car elle ne l’avait jamais bien compris, encore qu’elle se fût trouvée au centre de cette tempête. Je lui racontai donc qu’à un certain moment Underhill avait vendu un grand nombre d’obligations du Great Continental, pour acheter avec l’argent ainsi réalisé des actions d’un grand chemin de fer du Nord qui faisait concurrence au Continental. Morgan et d’autres puissans financiers, qui administraient ce chemin de fer, suivirent cet exemple ; si bien que, quand les deux groupes se furent partagé les actions par moitié, ils comprirent que ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était d’en venir à un accord ; et en effet, ils formèrent entre eux ce que les Américains appellent un pool. Mais la Cour suprême, jugeant que ces deux chemins de fer étaient concurrens, avait déclaré le pool illégal. Sur quoi, Underhill avait vendu les actions du chemin de fer concurrent, et si adroitement, dans un moment si favorable, qu’il avait encaissé 60 millions de dollars, — 300 millions de francs ! — en plus de la somme dépensée pour les acquérir. Ayant ainsi à sa disposition presque un milliard, il s’en était servi pour acheter des actions de plusieurs autres chemins de fer, qui étaient, non pas competing, mais connected avec le sien, comme un fleuve l’est avec ses affluens. Malgré cela, lorsque les ennemis d’Underhill eurent réussi à induire l’Interstate Commerce Commission à faire une enquête sur le Great Continental, ces achats, connus ainsi du public, déchainèrent sur la tête d’Underhill une tempête telle