Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 13.djvu/561

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jeunesse, vaincre à la guerre, enrichir les peuples, écrire l’histoire, gouverner les États, voler comme les oiseaux et nager comme les poissons, dompter et falsifier la nature, cultiver les champs, faire les révolutions... N’y a-t-il pas jusqu’à un socialisme scientifique ? Comment, par quels moyens la science pourrait-elle opérer tant de miracles et se mettre au service de tous nos caprices ?

Cette fois, ce fut l’amiral qui répondit, mais au bout de quelques instans, lorsqu’il se fut aperçu que personne ne prenait la parole.

— Comment ? Mais cela est clair, à ce qu’il me semble. En découvrant les lois de la nature.

Rosetti le regarda, et, tiraillant toujours sa barbiche :

— Croyez-vous donc, répliqua-t-il, que la nature obéisse à ce que nous appelons ses lois, et qu’il existe des lois de la nature ?... Mais c’est vrai : j’oubliais que vous êtes comtiste. L’autre jour, quand j’ai dit que la science est fausse, vous avez protesté.

— Et je proteste encore, avec votre permission.

— Pourquoi protestez-vous ? Quel est le but principal auquel vise un savant, lorsqu’il cherche ce que l’on nomme la loi d’un phénomène naturel ? Il vise à simplifier les phénomènes et à y mettre de l’ordre, autant que possible. Cæteris paribus, l’explication. la plus simple sera celle qui aura sa préférence. Or, pourquoi l’explication la plus simple serait-elle nécessairement la vraie ? Vous semble-t-il que la réalité soit simple, ou qu’elle ait une tendance à se simplifier ? La loi exige que les phénomènes de la nature soient constans et uniformes. Eh bien, regardez autour de vous, et vous constaterez que la nature n’est jamais ni constante ni uniforme. On pourrait même dire, — et on l’a dit, — qu’une loi de la nature, loin d’être toujours observée, est toujours violée. Y a-t-il un seul phénomène réel auquel une loi s’applique exactement ? Les savans eux-mêmes reconnaissent que non. Donc...

— Mais c’est le monde renversé ! s’écria l’amiral avec un léger mouvement d’impatience.

— C’est la conclusion à laquelle arrive la philosophie moderne. Connaissez-vous l’œuvre de M. Boutroux ? Avez-vous lu un article publié il y a quelques années par M. Le Roy, dans la Revue de métaphysique et de morale ? Non. Lisez-le donc, cet article et vous y verrez que la nature n’est pas un grand ordre,