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telle qu’une ombre dépourvue de force et de vie, dans une société qui ne la comprenait plus ?

Il y a toujours eu de mauvaises mœurs ; il y en avait en 1883 comme en 1804, comme avant la Révolution, et notre temps n’est pas meilleur que ses devanciers ; il n’est pas non plus sensiblement pire. Mais la moralité générale d’une époque ne se mesure pas seulement par le nombre plus ou moins faible des infractions à la règle traditionnelle. Elle se manifeste aussi bien dans un certain état de l’opinion. Tant que la loi morale, le mariage, la famille sont fortement respectés, l’opinion publique est sévère à quiconque se permet de leur porter atteinte ; quand elle devient indulgente, c’est donc que ce respect a lui-même diminué. Ainsi, on a pu voir, depuis trente ans, les peines de l’adultère s’abaisser jusqu’à une amende de 25 francs ; le manquement à la foi conjugale n’est presque plus un délit, et s’il demeure une faute, le divorce en assure la réparation ; car l’époux coupable peut aujourd’hui épouser son complice. On a vu pareillement les enfans adultérins, nés de cette faute, admis à la légitimation. Ces exemples, et il y en a d’autres, montrent nettement que la notion morale, telle qu’on la comprenait encore en 1883 et bien mieux au commencement du siècle dernier, s’est considérablement affaiblie. Le mariage, surtout, et la famille légitime ne sont plus protégés par le sentiment qui les faisait intangibles. Et c’est même plus que de l’indulgence, c’est une complaisance qui se manifeste publiquement dans le livre, au théâtre, à la tribune du Parlement, envers les irréguliers. Le droit de l’individu, c’est-à-dire son bon plaisir, l’a emporté sur l’intérêt du groupe familial et de la société. Il a même persuadé des personnes qui, d’ailleurs, pour elles-mêmes, sont aussi éloignées que possible de toute irrégularité. Si bien encouragé, il s’est affirmé librement : c’est le résultat de cette complaisance générale, que ceux qui en bénéficient ne sentent plus la nécessité d’une certaine retenue.

Ces faits nouveaux qui éclatent à tous les yeux, on est bien forcé de les constater au moment où tombe la vieille loi qui interdisait la recherche de la paternité. Il faut donc reconnaître avec Brunetière que cette réforme a été préparée par une diminution de moralité, et, d’une manière plus précise, par un état de l’opinion publique où le mariage, l’intérêt des enfans légitimes, le souci d’une grande règle sociale ne trouvent plus la