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ENTRE LES DEUX MONDES[1]



DEUXIÈME PARTIE[2]



VI

« Comment est-il bien possible que cette idée soit née précisément dans cette tête et à Rosario, sur les rives du Parana ? » me demandais-je un quart d’heure plus tard, en me déshabillant. Et, dans ma petite cabine, je revoyais le grand fleuve jaune et lent, aux immenses méandres qui serpentent sur la plaine solitaire, entre les rives écartées, verdoyantes et désertes, sous la grande voûte bleue du ciel. Parmi tant de choses étranges et excessives qu’Alverighi avait dites, ce soir-là, il me semblait maintenant voir briller une vérité si simple et si évidente que je m’étonnais que personne n’y eût encore pensé. En vain fouillais-je les recoins de ma mémoire, pour me rappeler si je l’avais jamais lue dans quelque livre ; mais non : cette idée était nouvelle, au moins pour moi. Et cependant, il était vrai, très vrai, que l’art donne un plaisir sans besoin ; ce qui fait que, d’ordinaire, ce plaisir est incertain, vague, hésitant ; qu’aujourd’hui je l’éprouve, et demain non ; que tel le goûte, et tel autre, non ; qu’il va et vient mystérieusement, et que les hommes s’efforcent en vain de le préciser, de l’éclairer, de le faire partager à autrui par la force probante du raisonnement, en expliquant ce qu’ils éprouvent et en justifiant qu’ils ont raison de l’éprouver. Qu’au sujet de toute œuvre d’art on puisse démontrer

  1. Copyright by G. Ferrero, 1913.
  2. Voyez la Revue du 15 décembre 1912.