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attendu le Cordova pour faire avec moi la traversée de Rio à Gènes. Puis nous nous quittâmes.

N’ayant trouvé personne de connaissance, je flânai jusqu’à l’heure du déjeuner sur les deux ponts, feuilletai quelques livres, bavardai avec les passagers qui, peu à peu, sortaient des cabines, tous en costume d’été. J’eus ainsi l’occasion d’entendre Levi, le joaillier, dire à trois dames, dans le vestibule de la salle à manger :

— Oui, oui : il parait que c’est la femme d’un milliardaire. Je vous l’avais dit, vous en souvenez-vous ? dès vendredi soir. Nous autres joailliers, nous sommes pires que la police : faites-nous voir les perles et les diamans d’une femme, et nous vous disons tout de suite qui elle est !

Il parlait de Mme Feldmann, naturellement ; et tout ce qu’il racontait n’était que fables : car, si M. Feldmann était réellement un habile financier, directeur d’une puissante banque de New-York, et par conséquent très riche, personne toutefois, à New-York, ne lui attribuait une de ces immenses fortunes qui, en partie pour ce qu’elles sont, et plus encore pour ce que les hommes du vieux monde en ont imaginé, font une si profonde impression sur les esprits européens. Mais déjà d’autres histoires commençaient à circuler sur le paquebot : un peu avant le déjeuner, la femme d’un docteur de São Paulo et une dame Génoise me dirent très sérieusement que Mme Feldmann portait des bas de soie à mille francs la paire, et qu’elle ne portait chaque paire qu’une fois !

Au déjeuner, Cavalcanti et Rosetti ne parurent point, de sorte que nous perdîmes notre temps à des discours frivoles. Après le déjeuner et avant la sieste, tandis que nous fumions, je pris à part l’amiral et je lui rapportai ce qui se disait sur le compte de Mme Feldmann. Il se mit à rire.

— Monsieur Ferrero, me répondit-il, depuis vingt ans le monde ne tourne plus sur son ancien axe et nous ne nous y reconnaissons plus. Les richesses de l’Amérique ont fait tourner les cervelles, ont dérangé l’équilibre des fortunes comme l’équilibre des idées. Vous avez vu, hier soir ? Plutôt que d’admettre que New-York est une laide ville, cet avocat est prêt à tout détruire, art, littérature et patrie. Mais moi, lorsque je regarde ce qui m’environne, je suis stupéfait. Nul ne songe donc que, si les hommes ont le sentiment d’appartenir à une pairie, c’est