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bien attention, je ne crois pas, comme Kant, qu’il y ait rien là de nécessaire. Vous savez certainement que, pour Kant, la valeur universelle des jugemens esthétiques est une loi fondamentale de l’esprit humain. Moi, au contraire, je constate seulement qu’en fait, cela est ainsi, et qu’à tort ou à raison, les hommes veulent ce que je disais. Pour s’assurer de ce fait, il suffit de regarder deux personnes qui discutent sur une œuvre d’art. Presque toujours elles finissent par se mettre en colère ; et, bien loin que chacun s’en tienne à sa propre opinion, comme il serait raisonnable, chacun exige que l’autre lui donne raison, et plaint son adversaire, et se moque de lui, et l’attaque, et le maltraite ; et peut-être même, quelquefois, éprouve-t-il une furieuse envie de lui casser la tête, afin d’y verser sa propre admiration. Or cette admiration, si, un peu plus tard, on lui en demandait compte, il ne saurait pas la justifier par des raisons plausibles. En d’autres termes, pourquoi l’art est-il, de sa nature, une chose tellement litigieuse ?

Alverighi réfléchit quelques instans ; puis, d’un ton assuré :

— Cette prétention tyrannique a pour origine les mystifications des critiques et des esthètes. Ils ont répété mille fois au public que, quand on n’admire et quand on ne hait pas ce qui leur plait et ce qui leur déplaît, on est un imbécile. Alors le public a fini par devenir féroce.

— Votre explication est ingénieuse, répliqua Rosetti, mais un peu vague et superficielle. Permettez-moi de vous en proposer une autre. Hier soir, la discussion sur Shakspeare a été interrompue un moment par une discussion sur la viande frigorifiée de l’Argentine. Quelqu’un a dit que cette viande était mauvaise ; et aussitôt, Vazquez et vous, de protester énergiquement. Ainsi, d’une part, la même personne soutenait qu’en ce qui concerne les œuvres de Dante, de Sophocle, de Shakspeare, on peut penser à sa guise qu’elles sont belles ou laides ; mais elle ne voulait admettre à aucun prix que l’on pût professer des opinions contraires sur les beefsteaks et sur les filets argentins. Franchement, cela ne vous parait-il pas un peu étrange ? Car je reconnais volontiers que les sentimens esthétiques sont incertains et vacillans ; mais ce n’est pas pour admettre que les sensations du palais soient claires, précises et constantes. Les os de Kant en frémiraient dans la tombe ! Or pour quelle raison me laissez-vous libre d’apprécier à mon gré le génie de Shakspeare,