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d’état de montrer de la gaîté, ce qui m’arriverait si je réfléchissais à tout ce qu’il y a de pénible dans la situation de mon père et dans la mienne : l’horrible ingratitude qu’il éprouve, la difficulté de vivre à Paris, l’ennui de rester ici.

Trompé par ces apparences de gaîté, M. Necker l’appelait : Roger Bontemps. Mais la vie dans ce grand château solitaire, entre un père dont elle ne pouvait contempler la tristesse sans sentir ses yeux mouillés de larmes et une mère dont la maladie et le chagrin avaient altéré le caractère, lui paraissait d’un incurable ennui. « J’adore mon père : c’est un culte, mais l’on bâille à l’église, » ne pouvait-elle s’empêcher d’écrire Elle ne retrouvait point à Coppet ces souvenirs d’enfance qui, sur le retour de l’âge, peuvent donner un charme mélancolique à un lieu où l’on a longtemps vécu. Elle était trop jeune, trop ardente, pour se complaire dans les souvenirs. D’ailleurs, elle n’était venue qu’une fois à Coppet aux environs de dix-huit ans ; elle ne s’y était guère plu, et, témoin du goût dont M. Necker s’était pris aussitôt pour cette habitation récemment achetée par lui, elle craignait « mortellement, » comme par une sorte de pressentiment, qu’il ne voulût y passer désormais sa vie.

Qu’il me pardonne, écrivait-elle, dans un Journal qu’elle tenait alors[1]. Je n’ai pas encore fait assez provision de souvenirs pour vivre sur eux le reste de ma vie. Ce n’est point les illusions, les plaisirs qui me retiennent, mais mon cœur qui l’adore tremblerait cependant si la porte à jamais se refermait sur nous trois. Un moment encore et peut-être je le suis dans la solitude. Il m’en coûterait peut-être, mais si je le rendais plus heureux, un moment de sa joie vaut mieux que la peine de toute sa vie.

Ce moment mortellement redouté était arrivé où la porte de Coppet semblait à la veille de se refermer sur ses trois hôtes. L’agitation révolutionnaire allait croissant en France et, même pour la femme d’un ambassadeur, le séjour habituel à Paris pouvait devenir périlleux. Mais c’étaient précisément ces périls que Mme de Staël regrettait. « Ce que j’aime du bruit, disait-elle, c’est qu’il escamote la vie. » Cette solitude paraissait plus intolérable encore à ses vingt-quatre ans qu’à ses dix-huit. « On vit ici, écrivait-elle à son mari, dans une paix infernale : on frémit, on se meurt dans le néant. » Elle ne pouvait prendre son parti

  1. J’ai publié quelques fragmens de ce Journal dans le Salon de Mme Necker T. II, p. 49,78 et passim.