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volontés qui étonnaient un peu Mme de Staël : « Ce n’est pas comme cela, écrivait-elle à Meister, que j’entends le besoin de ne pas être oubliée[1]. » Il eut le courage de conserver pendant trois mois, dans la petite maison où elle était morte à Beaulieu, le cercueil de celle qu’il pleurait. Il employa ce temps à faire construire, dans un bois qu’on aperçoit de la façade du château qui regarde Genève, le petit monument carré en forme de temple grec, où il comptait déposer cette chère dépouille. Ce fut au mois d’août qu’eut lieu la translation à laquelle, ni dans la correspondance de Mme de Staël avec son mari, ni dans les papiers laissés par M. Necker, il n’est fait aucune allusion. À Coppet, M. Necker s’installa dans un appartement des fenêtres duquel il pouvait apercevoir le bois dont le feuillage épais cachait le monument. Seul il en avait la clef et il y pénétrait presque tous les jours.

Norvins raconte à ce propos dans son Mémorial une histoire ou plutôt une légende qu’il avait recueillie dans le pays et qui n’a, je crois, aucun fondement. Pendant plusieurs mois, chaque fois qu’il pénétrait dans le monument, M. Necker aurait trouvé sur la tombe de sa femme une lettre de son écriture. C’était un vieux valet de chambre de M. Necker à qui Mme Necker aurait remis par avance la clef du monument avec un certain nombre de lettres et qui s’était chargé de cette singulière mission. M. Necker n’avait pas tardé à découvrir le secret de cette pieuse supercherie, mais il aurait consenti à s’y prêter. Cette histoire a d’autant moins de vraisemblance que, le monument n’ayant été construit qu’après la mort de Mme Necker, elle n’aurait pu en donner par avance la clef, et d’ailleurs, si la légende avait quelque vérité, la tradition s’en serait assurément conservée dans la famille ; or je n’ai rien entendu dire de semblable. La seule chose que j’aie souvent ouï conter, c’est que, pour épargner à sa fille la vue de sa douleur, M. Necker s’enfermait souvent dans un petit cabinet qui contenait encore les robes de Mme Necker, cabinet qui a conservé ou peu s’en faut la même destination, et qu’on y entendait le bruit de ses sanglots étouffés.

Dans les papiers de M. Necker ont été retrouvés de grandes feuilles couvertes de sa large écriture, en tête desquelles est

  1. Lettres inédites de Mme de Staël à Henri Meister, publiées par MM. Usteri et Ritter, p. 112