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et les milliardaires, — ne pourraient plus, les pauvres ! se sacrifier au profit du genre humain.. Donc, la majorité veut accroître ses richesses pour accroître ses jouissances. Or, pour accroître les jouissances, il n’y a que deux moyens : ou accroître la quantité, ou varier la qualité des choses qui nous les procurent. Mais il est certain que, tôt ou tard, la quantité rassasie. Par conséquent, au delà d’une certaine quantité, ou le désir réussit à trouver des satisfactions plus délicates, c’est-à-dire à traduire la quantité en qualité, ou la richesse ne sert à rien. Le snobisme, oui, je sais : c’est aujourd’hui une cible facile. Mais songez-y un peu : le snobisme ne serait-il point, par hasard, un effort pour traduire la quantité en qualité, effort auquel tous les hommes sont poussés par l’accroissement même de leurs richesses ? Vous ne pardonnez pas aux Feldmann. Mais remarquez ceci. Une paysanne vient à la ville, travaille à la fabrique, arrive à posséder quelques sous. Quel usage en fait-elle ? Achète-t-elle en plus grand nombre des vêtemens pareils à ceux qu’elle mettait dans son village ? Non, elle en achète qui lui semblent plus beaux, qui sont à la mode de la ville ; elle achète des bottines, des rubans, des fanfreluches. Cette paysanne, elle aussi, essaie de traduire la quantité en qualité, comme fait tout le prolétariat qui s’élève, c’est-à-dire qui s’efforce d’imiter dans quelque mesure les classes supérieures, grâce à de plus forts salaires. Le relèvement du prolétariat est le snobisme des ouvriers. Ces jours passés, nous avons longuement discuté sur le progrès. Eh bien ! pourquoi ce mot, qui en réalité est si vide, rend-il un son qui parait si plein aux oreilles des modernes ? Parce que le progrès est le snobisme des peuples. Les statisticiens alignent des chiffres et prouvent qu’à notre époque tout croît ou décroit rapidement, pour ainsi dire d’année en année : la population, la richesse, le trafic, les dépôts faits dans les banques, les chemins de fer, les voyageurs, les écoles, les téléphones, les délits, les naissances, les morts, les mariages, les faillites, les illettrés. Mais les peuples ne se contentent pas de la seule lecture des statistiques ; ils veulent se convaincre en outre qu’ils deviennent plus forts, plus sages, plus glorieux, plus grands et, en un mot, meilleurs. Les théories du progrès, bonnes ou mauvaises, que chaque jour nouveau invente, ne sont que des tentatives pour traduire la quantité en qualité, les chiffres en vertus, pour le compte des peuples.