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sans plèbe et sans aristocratie. Alors la politesse, ne pouvant offrir un vin de meilleure qualité, en offrirait une plus grande quantité. Vous auriez fait apporter ici, comme c’est la coutume des barbares, une grosse futaille. Nous nous serions enivrés ; mais aurions-nous eu plus de jouissance ? Par ce petit exemple vous voyez en raccourci le rôle de la qualité ou des valeurs, pour parler le langage des philosophes modernes. Il vous semblait étrange, avocat, que les hommes, avant la découverte de l’Amérique et lorsque, loin d’avoir encore conquis le monde, ils ne le connaissaient même pas, se fussent déjà tant efforcés de créer des arts, des philosophies, des religions, des législations. « L’histoire a mis la charrue avant les bœufs, » disiez-vous l’autre soir. Est-ce qu’en ce temps-là les hommes étaient fous ou stupides ? L’art est un luxe, dit-on aujourd’hui. Mais alors, comment expliquer que l’art ait fleuri à des époques et dans des civilisations très pauvres en comparaison de la nôtre ? J’ai voyagé en Grèce, dans les îles de l’Egée, en Asie Mineure : — dans les pays qui furent le berceau de la poésie, de la littérature, de la sculpture, de l’architecture. — Quelle terre maigre, quelle pauvreté, quelle stérilité, et non par la seule faute des Turcs ! Comment les Grecs faisaient-ils pour vivre sur cette terre, surtout alors qu’ils devaient l’exploiter avec des instrumens si faibles ? On ne réussit pas à le comprendre. Mais Platon méprisait les mécaniciens, et les Grecs appliquèrent leur subtil génie à améliorer la qualité du monde, surtout la beauté : car l’art est qualité pure, vous l’avez dit vous-même, avocat, l’autre jour. Étaient-ils fous, eux aussi ? Non : ils étaient dans le vrai. Ils savaient que la qualité, — qu’on l’appelle beauté, bonté, justice, gloire, sainteté, noblesse, grandeur ou comme il vous plaira, — est le sel, le condiment de la vie ; ce je ne sais quoi qui varie la saveur des choses, réveille et satisfait toujours de nouveaux désirs, met en fuite l’ennui et la satiété de vivre ; la force qui introduit la variété dans la monotonie mathématique de la quantité ; l’élément qui est le premier principe du progrès et de la civilisation, la racine du bonheur, la raison de vivre, le divin et enivrant sourire du monde.

— Et ces choses-là, interrompit Alverighi, c’est vous qui me les dites, vous qui depuis trois jours m’avez fait mouiller trois chemises pour soutenir contre vous que la variété du monde n’est pas seulement une illusion ? Et votre Védantisme, vous