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d’art est plus ou moins belle que telle autre ou que telles autres qui, à ce moment-là, font pour nous l’office de modèles. Et, en effet, comment s’éduque et s’affine le goût des individus, de la génération, des peuples ? Par la connaissance d’un grand nombre d’œuvres d’art de la même famille, c’est-à-dire par la confrontation que nous en faisons. Comment les œuvres d’art montent-elles ou descendent-elles dans l’opinion des hommes ? En raison des modèles : je veux dire, selon que le modèle change. Avant Giotto, il y avait des peintres qui semblaient parfaits : c’étaient les modèles d’alors. Ensuite Giotto devint le modèle, et les précédens parurent grossiers. Mais, à l’époque de Titien et de Raphaël, Giotto lui-même cessa d’être un modèle. Virgile nous paraît un peu froid. Pourquoi ? Parce que nous le comparons à Homère. Si l’Iliade et l’Odyssée étaient perdues, on attribuerait à l’Enéide la perfection. Et enfin, telle est aussi la cause pour laquelle je ne crois pas, monsieur Cavalcanti, que nous puissions avoir des nerfs différens pour tous les arts et distendre à l’infini nos facultés de comprendre, si bien que nous devenions capables de recevoir en nous l’infinie beauté. Si nous ne pouvons jouir fortement d’une œuvre d’art sans la comparer à un modèle, nous pourrons bien comprendre et goûter autant de formes d’art que nous pourrons connaître et posséder mentalement de modèles. Or un homme peut, avec l’étude et avec le temps, se rendre maître de nombreux modèles, mais non pas de tous ceux qui existent ou qui pourraient exister… Je ne sais : mais du moins cela me paraît difficile... En somme, voici ma conclusion. Je ne crois pas que vous soyez dans le vrai, monsieur Cavalcanti, quand vous comparez les traditions, les conventions, les règles et aussi les intérêts mondains qui limitent le génie de l’artiste et le goût du public, aux lianes qui, dans vos forêts, enlacent et étranglent les arbres robustes. Non ; pour les idées, comme pour les corps, toute résistance offre un point d’appui et tout point d’appui offre une résistance. Le poisson nage contre le courant, l’oiseau et l’aéroplane volent contre le vent : le vent et l’eau sont des obstacles, c’est vrai, mais ils soutiennent. L’esprit ne crée du nouveau qu’à la condition de vaincre le frottement d’une tradition, ne conquiert la liberté qu’à condition de briser les entraves d’une règle. Otez règles et traditions, il n’y a plus ni liberté ni nouveauté : pour l’esprit, la liberté absolue est ce que le vide est pour l’oiseau : il ne peut y