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avocat. Bien plus : je crois que le seul critérium qui puisse servir à comparer tant bien que mal, et en gros, les diverses formes de la beauté, est celui-ci : un art, ou une école, ou un style sont d’autant plus parfaits qu’ils approchent davantage de l’état de qualité pure et qu’ils recourent moins à des élémens quantitatifs pour exciter l’admiration ou donner du plaisir. Mais ce sont là des subtilités, et le public, particulièrement celui d’aujourd’hui, a dans la tête trop de soucis autres que la qualité et la quantité. Le pauvre public fait ce qu’il peut ; mais, sauf dans les cas où son admiration se manifeste sous la forme d’un engouement frénétique, il ne sait pas se faire une opinion ; il est timide, défiant ou indifférent ; il a peur de prendre une mystification pour un chef-d’œuvre ou un chef-d’œuvre pour une mystification ; d’ordinaire, il accourt au bruit ; mais ensuite, pour ne pas trop se tromper, il oublie volontiers ce qu’il a admiré, et, quand il peut, il essaie de se tirer d’embarras en disant d’une œuvre qu’elle est « intéressante. » N’avez-vous pas remarqué l’abus que nous faisons aujourd’hui du mot « intéressant ? » C’est un mot neutre, situé pour ainsi dire entre l’éloge et le blâme ; c’est un expédient commode pour une époque où l’on n’ose plus et où l’on ne sait plus dire : « Ceci est beau, cela est laid. »

A ces paroles, je souris, et j’interrompis Rosetti pour raconter que, durant mes voyages d’Amérique, le mot « intéressant » avait été pour moi l’ancre de salut, toutes les fois qu’on m’avait demandé mon avis sur des choses que je ne me sentais pas en état de juger. Je m’étais tiré d’affaire en disant que cela était very interesting. Mais cette anecdote me servit de tremplin pour m’élancer dans un champ plus vaste, et je formulai une objection que je ruminais depuis la veille au soir :

— Que les définitions élémentaires du beau, celles qui fournissent à tout art son point de départ, doivent être posées par un acte de volonté, je vous l’accorde. Mais néanmoins je n’entends pas m’arrêter, comme vous, à cet acte de volonté. Je reprends donc pour mon compte l’objection de Cavalcanti ; mais je la complète en disant que, quand on est arrivé là, il faut faire encore un pas en avant, pour décider cet autre point : — les choses deviennent-elles belles et bonnes parce que nous voulons et à partir du moment où nous voulons qu’elles soient telles ; ou le voulons-nous parce qu’elles sont réellement belles et