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Jeanne Dureille est une de ces femmes,-, comme il y en a quelques-unes, que la destinée s’est plu à traiter en enfans gâtées, en réunissant autour d’elles toutes les conditions de bonheur. Elle a beauté, fortune, des enfans bien portans, une mère ingénue et, par-dessus tout, un mari qui est un mari modèle. Car on connaît des maris qui ont été d’excellens maris ; on n’en cite pas un qui ait été, au même degré que Paul Dureille, la perle des maris. Jeune, vigoureux, bien de sa personne, avec une sorte d’élégance militaire, il est honnête, fidèle, laborieux. Il s’est lancé dans de grandes affaires et y réussit à merveille, possédant cet ensemble de qualités qui fait aujourd’hui de l’industriel un roi de notre démocratie. C’est déjà quelque chose ; il y a mieux. La bonté de Paul n’est pas une de ces bontés à la douzaine qui ne sont qu’un autre nom de la veulerie : c’est une bonté énergique. Il a un intérieur, et il tient à ne pas y être un zéro. Il a un fils et il s’en occupe, non pour le gâter, mais pour l’élever. Il aime sa femme, avec le souci de la protéger contre elle-même. Il a cette certaine rudesse de caractère qui est la seule façon qu’on ait encore trouvée d’avoir du caractère. Un tel homme, sa femme devrait l’adorer, ou, du moins, si elle n’est pas complètement sotte, le garder. Comme mari, on ne fait pas mieux... Jeanne l’exècre, brûle de le quitter et se plaint d’être la plus malheureuse des femmes.

Au temps du romantisme, elle se serait posée en « femme incomprise. » Nous sommes au XXe siècle ; elle se déclare « féministe. » Elle attire auprès d’elle, et traite en amie, une certaine Germaine Luceau, « pauvre et fière, » qui est une théoricienne du féminisme intégral. L’émancipation intellectuelle de la femme, son égalité civile et politique avec l’homme, le divorce par volonté unilatérale, l’union libre, etc., toutes les « revendications féministes » sont inscrites au programme de Germaine Luceau. L’exposé de ces belles doctrines, qui remplit la moitié du premier acte, met en fureur le mari, Paul Dureille, et en joie le célibataire Jacques Lehelloy. Celui-ci est un de ces « amis des femmes « qui, par malin plaisir et intérêt bien entendu, se rangent toujours du parti des femmes. C’est celui qui, jadis, du temps que les hommes fumaient, restait au salon, pendant que ses congénères fuyaient vers le fumoir. Paul, dont l’exaspération va croissant, finit par mettre à la porte la petite anarchiste « pauvre et fière, » qui n’a décidément pas sa place dans un intérieur bourgeois. Qui de nous n’en aurait fait autant ? Mais il ne fallait pas fournir de prétexte à un dissentiment conjugal, qui, depuis longtemps, n’attendait qu’une occasion pour éclater.