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depuis un an, parce que les juges ne veulent pas le condamner, quoique ce soit l’intention du Premier Consul ; ils ne sont pas raisonnables, les juges ; ils veulent être libres de décider s’il faut le condamner ou non, tandis que c’est une mesure politique dont le Gouvernement doit juger. » J’ai parlé beaucoup en faveur de ce Pelasge sans lequel nous n’aurions pas gardé la Guadeloupe, et qui a reçu beaucoup de blessures à notre service. Il est vrai que l’intention du Premier Consul est de lui faire grâce, mais il veut d’abord qu’il soit condamné. J’ai essayé, moi, très doucement, quelques objections. « Il est vrai, a-t-il ajouté, que Pelasge prétend même qu’il n’a pas eu tort en renvoyant l’amiral La Crosse, qu’il a reçu un coup de bayonnette dans la joue en défendant sa vie, mais que, haï comme il l’était, il aurait été infailliblement massacré, s’il était resté. Le Premier Consul sent tout cela ; il veut même lui donner un régiment de nègres à commander dans l’Inde, quand il aura été condamné, mais il faut d’abord qu’il le soit. » Je te fais grâce de mes observations sur la mésidération d’un général qui aurait été condamné à être pendu, et sur la bizarrerie de ces juges qui ne voulaient condamner que d’après leur conscience. Mais ce général est un excellent homme, qui a dans sa tête toutes ses idées pêle-mêle, comme les consulaires de bonne foi, ou du moins voulant être de bonne foi. Il déteste la Terreur et ne dit rien sur la nomination de Barrère à la tête d’un journal anti-britannique. Il trouve simple que tous les émigrés soient rentrés en France, et, à l’expédition de Quiberon, dont il était, il a trouvé simple que M. de Sombreuil fût fusillé. Il trouve bien vilain aux nègres de se pendre, sans égards pour leur propriétaire, et il ne pouvait s’empêcher d’admirer le courage avec lequel ils se faisaient sauter plutôt que de se rendre. « C’était absurde à eux me disait-il, de ne pas écouter les propositions que nous leur faisions ; il est vrai que Richepanse[1], qui les leur faisait, était bien résolu à ne pas les tenir. Les nègres se jetaient sur nos bayonnettes en descendant des montagnes ; nous n’avions rien à faire qu’à les recevoir. Si on avait voulu établir un régime de travail très sévère, mais pas l’esclavage, il n’y aurait pas eu une goutte de sang de versée. » Ne crois-tu pas que je te fais parler un homme en délire ? c’est l’un des plus sages et des plus indépendans qu’il y ait à présent.

Il m’a conté sur Quiberon deux anecdotes assez intéressantes, l’une qu’au moment où un aide de camp de M. de Sombreuil vint pour demander une capitulation, Tallien lui donna un soufflet en lui disant : « On ne capitule pas avec des émigrés ; » l’autre, que les Anglais, loin d’avoir abandonné les émigrés, les avaient constamment soutenus, faisant feu des deux côtés de la langue de terre qui formait la baie de Quiberon, et que, lorsque la tempête les eut obligés de s’éloigner, il ne restait plus qu’une frégate qui tirait toujours, mais à qui M. de Sombreuil donna le signal de cesser et qui cessa. Les Français émigrés avaient conjuré les Anglais de ne pas faire descendre à terre un seul des leurs, parce qu’ils étaient sûrs qu’alors aucun Breton ne se réunirait à eux. Dix mille en effet s’étaient déjà réunis, qui ne seraient pas venus, s’il y avait eu des

  1. Richepanse commandait 3 000 hommes de troupe sous les ordres de l’amiral La Crosse.