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Je commençais cette lettre lorsque j’ai reçu celle que tu m’as écrite le 14 frimaire. Cette finale ne me surprend pas. Je crois qu’un homme seul tel que Buonaparte, comptable à l’opinion par cette unité, et à l’opinion dont il se souciera, vaudra plus de bonheur aux individus, plus de prospérité à la France que ces corps abstraits où chacun exerce ses passions et son ineptie en sûreté. Tout repose malheureusement sur une vie, mais il est jeune et sa fortune nous le conservera. Les généraux vont remplacer les fonctions des anciens grands. L’inconvénient, c’est qu’il leur faudra de la guerre pour entretenir leur considération. Je suis impatient de voir la totalité du plan. Il serait désirable pour la liberté que tous les opprimés inconstitutionnellement pussent porter leur réclamation au jury constitutionnel.

M. Constant ne pourrait-il pas être des trente conseillers d’État si l’on ne veut point d’externe pour le Tribunal ? On ne rendra point responsable le chef. Je n’y trouve rien à redire, mais quelle arrière-pensée vient serrer le cœur[1] !

Encore un mot sur les affaires publiques ; il se peut que la conduite de Sieyès soit estimée de près, mais de loin, elle paraîtra pitoyable s’il n’est de rien, et il ne verrait pas un mouchoir tiré pour pleurer la perte de son grand électeur et pour ce partage des nominations d’un côté et du gouvernement de l’autre. Il fallait, pour le consoler dans sa retraite, qu’il fût sorti de lui une constitution bien faite et il est sûrement cause que Buonaparte a acquis une autorité au delà de ce qu’on présumait.

Si M. Necker approuvait la Constitution en ce qu’elle donnait la supériorité à Bonaparte « sur ces corps abstraits où chacun exerce ses passions, son ineptie en sûreté, » cependant il n’était pas dupe de ces formules qui ne répondaient à aucune réalité, et, le 27 frimaire, le texte de la Constitution définitive étant enfin publié, il écrivait :

Voilà bien du bric-broc, et tout est dédié, dans un ouvrage des siècles, à une seule personne que ses hauts talens n’empêchent pas d’être mortelle. Et vous êtes tous dans l’enchantement ! Je vous félicite non pas de tant d’esprit, mais de tant de bonheur. Je désire en même temps qu’aucun événement ne vienne troubler ce bonheur et je vois bien des chances, qu’on n’aperçoit pas au milieu de l’ivresse générale, où vous êtes. C’est un grand vent que cette ivresse, tant elle fait virer promptement. Vive la République ! Est-ce toujours ainsi que l’on dit ?

  1. M. Necker pensait évidemment en écrivant ces lignes au malheureux Louis XVI dont le sort tragique l’avait vivement affecté. Dans ses papiers on trouva tracées de sa main, probablement au lendemain du 21 janvier, ces quelques lignes que Mme de Staël a insérées dans les Manuscrits de M. Necker, publiés par elle en 1804 : « O Louis, excellent prince et le meilleur des hommes ! Qu’il n’y ait jamais un écrit de moi où je n’atteste vos vertus comme un témoin digne de foi ; aucun où je n’appelle à votre défense le seul jugement durable, le jugement de la postérité. Innocente victime, s’il en fut jamais I Quel sacrifice impie ! »