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de modération et de justice, nous concevons l’espoir de voir bientôt se réaliser votre souhait pour le partage des bons et des mauvais. Buonaparte est trop grand pour vouloir et pouvoir se soutenir sur un autre terrain que celui de la justice, et il n’aura pas dit en vain que le temps était venu où les premiers amis de la liberté ne devaient plus être confondus avec ses ennemis. Puisse luire enfin cet heureux jour que mon cœur se flatte que vous trouverez tel et que vous avancerez, s’il est en votre pouvoir ! Huit ans de captivité ou d’exil sont une terrible lacune dans la vie ou plutôt un supplice bien prolongé. Mais si nous pouvons revoir notre patrie, nos amis, notre famille, la trace du malheur sera bien vite effacée.

S’il fallait encore une preuve de l’enthousiasme un peu naïf avec lequel le 18 brumaire fut salué par les victimes de la Révolution, on le trouverait dans cette lettre adressée à l’ancien conseiller genevois Galippe par un émigré qui croyait lui devoir sa radiation :

Le règne des Jacobins est passé. Bonaparte, après avoir combattu comme César, veut gouverner comme Auguste. Il brise les tables de proscription. Il rouvre la porte de l’empire aux exilés ; il est aussi clément que César. Mais il met plus d’esprit dans sa clémence… Il veut gouverner par les honnêtes gens contre les Jacobins. Aujourd’hui l’opinion publique est tout à fait changée. Il n’y a plus rien de révolutionnaire ni dans les mœurs, ni dans les usages, ni dans les propos. Toutes les figures ont repris leur sérénité et les individus leur douceur. Il serait bien difficile d’obtenir aujourd’hui du peuple de Paris un mouvement violent. Les mots avec lesquels on l’a gouverné si longtemps sont des énigmes pour lui. Il ne sent plus que le besoin du repos. Paris n’éprouve plus qu’un vaste repentir. Il reconnaît ses fautes et ses crimes et cherche à les expier[1].

IV

Les premiers mois de l’année 1800 devaient voir la fin des illusions de Mme de Staël et de ces « vrais amis de la liberté, » qui s’attendaient à voir rétablir par Bonaparte le gouvernement constitutionnel de leurs rêves. Le 1er janvier, M. Necker écrivait encore à Mme de Staël pour lui faire son compliment et pour la charger d’adresser ses félicitations à Benjamin Constant à l’occasion de la nomination de ce dernier au Tribunal. Mais prévoyant les difficultés de l’avenir, il ajoutait avec sagacité :

  1. Galippe, D’un siècle à l’autre, t. Il, p. 65.