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Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 14.djvu/958

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être singulièrement grossie. Cela est vrai; mais l’Autriche, après tous les renoncemens que nous avons rappelés, n’avait-elle pas le droit de défendre un dernier intérêt autrichien en le confondant avec celui de l’Albanie ? Elle a demandé d’abord que l’Albanie eût Ipeck, Prizrend, Diakova; c’était trop : le Monténégro et la Serbie n’auraient pas eu assez à se partager ; on l’a fait sentir à l’Autriche, et elle a encore cédé sur toutes ces villes, bornant sa revendication à Scutari. C’est alors que l’Europe lui a donné raison et s’est rangée de son côté. Si elle ne l’avait pas fait, M. de Bethmann-Hollweg et sir Ed. Grey nous ont fait comprendre, avec une netteté suffisante, que l’Autriche aurait repris sa liberté d’action et que l’accord de l’Europe aurait été rompu. Fallait-il s’exposer à cette conséquence pour assurer Scutari au Monténégro ? Nous avons dit, il y a un moment, que les convenances de l’Europe ne devaient pas priver les alliés des droits qui résultaient pour eux d’une guerre heureuse ; cependant, il n’y a pas de droit absolu; celui de l’un est limité par celui de l’autre, et si les alliés ont le leur, très respectable sans doute, l’Europe a le sien qui ne l’est pas moins, car le maintien de la paix y est attaché. Tous les gouvernemens l’ont compris, sans excepter le gouvernement russe, patron traditionnel du monde slave et qui n’est nullement disposé à renoncer à ses traditions. On n’a pas cru à Saint-Pétersbourg que la question de Scutari valût la peine qu’on rompît à son sujet l’entente des Puissances ; on y a été d’avis que Scutari devait rester à l’Albanie. Rompre l’entente des Puissances aurait été, en effet, la faillite de la politique de l’Europe depuis le commencement de la crise balkanique, politique modeste, dont il ne fallait pas attendre de ces manifestations brillantes qui provoquent l’applaudissement des foules, mais politique honnête et utile, qui a empêché de grands maux. Elle a consisté, grâce à des concessions mutuelles, à prévenir l’action isolée d’une puissance impatiente et à les maintenir toutes dans l’alignement d’un accord commun. Cette politique a pu être maintenue jusqu’ici : le jour où elle serait rompue, nous entrerions dans l’aventure. Voilà pourquoi il faut lui faire quelques sacrifices. Nous en avons fait, tout le monde en a fait. Ce n’est pas de gaieté de cœur que nous avons envoyé l'Edgar-Quinet prendre part à la manifestation navale, bientôt suivie du blocus des côtes du Monténégro : mais pouvions-nous faire autrement, et devions-nous nous séparer de l’Europe?

Nous l’aurions dû, malgré tout, si l’action européenne à laquelle il s’agissait de participer avait été contraire au principe que, avec les autres Puissances, nous avions adopté dès le début de la guerre; mais