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nature est totalement corrompue, comment le christianisme se peut-il concilier avec l’expérience ? Mais, inversement aussi, si la nature est capable de vérité et de vertu, où est la nécessité du christianisme ? Problème redoutable que Luther a soulevé et dont la philosophie religieuse d’Érasme va chercher la solution.

Cette solution, ce n’est point à la foi, tout d’abord, qu’il la demande. Pour prouver le christianisme, il ne se place point au dedans, mais au dehors ; non aux profondeurs de la doctrine, mais aux sommets de l’histoire. Et ce qu’il voit, ce n’est pas, comme Luther, la contrariété, mais la continuité. Loi de nature, loi des œuvres, loi de la grâce, ou en d’autres termes : antiquité, judaïsme, christianisme, telles sont les étapes qui s’appellent, se préparent, se complètent. Ces formes, successives et progressives, que Luther avait séparées et opposées, Erasme les réunit dans sa démonstration du christianisme universel.

Que l’homme, depuis sa chute, ait été abandonné à la corruption totale de sa raison ou de sa volonté, contre cet anathème proteste toute son histoire. Ce qu’elle nous montre, ce n’est point l’uniformité du mal, mais des contrastes ; dans ce fleuve boueux de misères ou d’erreurs, il y a des paillettes d’or. Même séparée de Dieu, la raison antique a pu, au spectacle de ses œuvres, le concevoir et le connaître. « Platon a enseigné comme les poètes que le monde a été créé, que l’âme survit au corps. » Les philosophes ont enseigné que Dieu était esprit, « puissance souveraine et souverain bien partout présent, circonscrit nulle part. » Ces idées sont-elles des erreurs ou des vérités ? Même sans la Loi, la volonté a eu pour se guider cet idéal de bien qui ennoblit les mœurs et les lois non écrites qui dictent le devoir. La sagesse humaine a « séparé l’honnête de l’utile, proclamé l’excellence du dévouement, prêché les vertus domestiques, la pudeur, la modération, la générosité et la justice... » Ces règles sont-elles ou non conformes au Décalogue ? Même sans la grâce, l’homme a pu pratiquer quelques-unes de ces vertus qu’il avait appris à connaître. L’antiquité a eu ses débauchés et ses monstres : un Alcibiade ou un Tibère. Mais elle a eu aussi un Aristide et un Socrate, un Décius et un Caton. Elle a connu le remords, exercé la bienfaisance, goûté la douceur du pardon et l’héroïsme du sacrifice. Cette noblesse des grandes âmes ne serait-elle que mensonge et orgueil ?

Concluons qu’il y a eu, de tout temps, dans notre nature, un